mardi 23 avril 2013

Printemps arabe : « Tout ça pour ça ! »

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© Le Monde, le 18 Avril 2013
Le « printemps arabe » serait mal nommé. Il faudrait dire « l’hiver arabe ». L’espoir, levé en Tunisie il y a plus de deux ans, aurait accouché d’une tragédie – en Syrie. Ailleurs, une révolte menée au nom de la démocratie a donné le pouvoir aux Frères musulmans. Là où a fleuri ledit « printemps », le chômage explose, la violence urbaine augmente, la liberté politique peine, le statut de la femme régresse. Et le salafisme, forme la plus radicale de l’islamisme, progresse.
« Tout ça pour en arriver là ! » : oublieux des deux siècles et demi d’histoire tourmentée qu’il leur a fallu pour conquérir l’Etat de droit et la liberté politique, les Européens désespèrent de leurs voisins arabes. La Syrie taraude leur conscience. L’Egypte et la Tunisie, en proie à d’abyssales difficultés, les inquiètent. Dans la presse occidentale, les docteurs « on vous l’avait bien dit » prolifèrent. Ils instruisent un procès en naïveté contre ceux qui, en Europe, ont salué le « printemps arabe ».
Ils pestent contre ces gouvernants qui, de Londres à Paris, ont apporté leur soutien au mouvement – abandonnant des potentats qui, d’Hosni Moubarak à Zine El-Abidine Ben Ali, étaient des alliés. Pire, les contempteurs occidentaux des révoltes arabes laissent entendre que les Etats-Unis et l’Europe pouvaient sauver les autocrates du Caire, de Tunis et d’ailleurs.
Fariboles. Les régimes égyptien et tunisien sont tombés victimes de leurs échecs, non sous le coup d’une quelconque « trahison » occidentale. Les Etats-Unis n’ont pas la puissance prométhéenne qu’on leur prête dans le monde arabe. Et si les Américains, les Britanniques et les Français n’étaient pas intervenus en Libye, le scénario le plus vraisemblable eût été le suivant : une longue guerre civile, plutôt qu’une victoire du Guide et de ses affidés.
Les élections n’ont pas donné le pouvoir à ceux qui manifestaient dans la rue ? Mais tous les observateurs ont dit qu’il n’y avait qu’une force d’opposition sérieusement organisée dans la région. Sous des appellations diverses, les Frères musulmans – l’islam politique, dans ses versions plus ou moins intégristes – étaient les seuls capables d’empocher un scrutin. Le « printemps arabe » a manifesté cette vieille vérité de la science politique : la rue est plus contestatrice que les urnes, comme l’écrit Gérard Chaliand dans la dernière des vastes synthèses géopolitiques dont il a le secret (Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 290 p., 20 €).
« Il faut en passer par l’expérience de l’islamisme au pouvoir », explique dans Le Monde du 23 février le Franco-Libanais Gilbert Achcar, universitaire enseignant à Londres. Ce sera un exercice de désillusion, pour une raison très simple, ajoute-t-il : on a surestimé la capacité des Frères à gouverner. En Egypte comme en Tunisie, ils affichent un sectarisme politique inepte – le contraire de l’ouverture nécessaire. On les savait sans programme, autre qu’un slogan : « L’islam est la solution ». Ils ont une conception purement caritative du social. Ils ont une sensibilité vaguement libérale en économie, rien de plus. Ils ont étudié le Coran, pas les finances publiques, les écrits du Prophète, pas ceux d’Adam Smith. Courbes du chômage au sommet, ils sont en passe, paradoxalement, d’apporter la preuve de cette autre vérité : quand il s’agit de gouverner un pays, l’islam n’est pas la solution.
L’erreur a été d’espérer que les Frères copieraient le parti islamique turc, AKP. Au pouvoir depuis plus de dix ans à Ankara, l’AKP a eu la sagesse de ne pas revenir sur les réformes économiques entreprises à la fin des années 1990. Il a facilité l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs turcs, venus du pays profond et qui partagent son conservatisme. Plus important, l’AKP, partisan de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, a accompli une partie des changements démocratiques demandés par Bruxelles. Vraie nuance, enfin, l’AKP est un parti islamique, pas islamiste. Il n’a jamais cru que la religion était « la solution » : « Répandre l’islam et gouverner sont deux choses bien différentes », nous déclarait cette semaine, à Paris, le vice-premier ministre turc, Bülent Arinç.
Si l’on a surestimé les capacités gestionnaires des Frères, on a sous-estimé la vieille ligne de fracture qui traverse le monde musulman et convulse le Proche-Orient. Depuis quatorze siècles, le courant majoritaire, le sunnisme, s’oppose à l’aile minoritaire de l’islam, le chiisme. Dès lors qu’il gagnait la Syrie, pays pluriconfessionnel, le « printemps arabe » exacerbait cet antagonisme. Il mettait aux prises, d’un côté, un régime, celui de Bachar Al-Assad, dominé par une secte venue du chiisme, et, de l’autre, une rébellion principalement issue de la majorité sunnite de la population.
La tragédie syrienne ne relève pas d’un « printemps » qui aurait particulièrement mal tourné. Elle déborde le cadre syro-syrien. Elle est l’expression d’un affrontement régional plus vaste. La rébellion est soutenue par l’Arabie saoudite et le Qatar, parrains financiers des Frères musulmans et de l’intégrisme sunnite. Elle affronte un régime défendu par la République islamique d’Iran, chef de file du chiisme militant, appuyée par ses alliés chiites arabes – au Liban, le Hezbollah, et en Irak, le parti du premier ministre, Nouri Al-Maliki.
Ce n’est pas, pas seulement, une bataille pour Damas. C’est un combat sans pitié pour la prépondérance régionale. Saoudiens, Qataris, ainsi que Turcs, veulent casser en Syrie le principal point d’appui dont dispose Téhéran pour exercer sa domination sur le Proche-Orient. On est dans les guerres de religion de l’Europe du XVIe siècle, et assurément dans la longue durée.
Peu suspect de sympathie pour l’islamisme, l’écrivain Salman Rushdie commentait mi-décembre 2012, dans Les Inrockuptibles, les péripéties de ce curieux « printemps proche-oriental ». Et concluait : « L’histoire prend du temps. Je ne me sens ni optimiste ni pessimiste, je sais juste que le désir de liberté est toujours là, à l’oeuvre. »

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