samedi 27 juillet 2013

Tunisie : Amira Yahyaoui, militante et bloggeuse tunisienne




En sortant du bureau de Mustapha Ben Jaafar, Amira Yahyaoui saisit son téléphone. Connectée en permanence, elle «tweet» la rencontre du groupe OpenGov, le 14 mai, avec le président de l'Assemblée constituante, qui demande plus de transparence et la publication des PV. « La révolution a connu l'arrêt de la censure, maintenant reste le problème de l'accès à l'information essentiel à la démocratie », commente-t-elle.



Du cyberactivisme à l'activisme de terrain

Pétillante, perchée sur ses petits talons, difficile de croire que derrière ce sourire franc, Amira Yahyaoui a défié la dictature. Activiste sur le net sous Ben Ali, elle collaborait, anonymement comme tous les membres, avec le site internet satirique TUNeZINE, fondé par son cousin Zouheir Yahyaoui, qui deviendra en 2005 le premier martyr de la liberté sur Internet.

«Un jour, il y avait des élections, je ne sais plus lesquelles, et je me suis retrouvée face à lui, personne ne savait qui était qui», se souvient-elle, avec un tendre sourire. Elle dévoile son identité, comme tous ceux de TUNeZINE, lors de l'arrestation de Zouheir en 2002. «On n'avait plus rien à perdre», lâche-t-elle. Jouer le tout pour le tout. Elle voulait toujours aller plus loin, frapper plus fort. Les bloggeurs ? Elle avoue les avoir «méprisés». «Je trouvais qu'ils donnaient beaucoup de crédit à la censure. C'était juste une manière de dire qu'ils faisaient quelque chose, comme pour l'action de la page blanche. Mais cela a créé une fissure entre les activistes et les bloggeurs», concède-t-elle. Jusqu'au jour où l'envie d'aller sur le terrain, le ras-le-bol de cette «cybervie», commence à se faire sentir. «Il fallait se rassembler surtout».

Elle participe alors au lancement de la page Facebook «Manifestation réelle pour une liberté virtuelle» ou plus communément appelée «Journée sans Ammar» en 2010. «C'était un succès absolu. On a touché une population autre, même le Tunisien qui partageait de la musique libanaise sur Facebook appelé la censure Ammar», se satisfait-elle, alors qu'elle n'avait pas pu s'y rendre, faute de passeport.

Exigeante envers elle-même, elle ne semble que rarement satisfaite. Ses actions, elle les juge «molles», même si elle sait qu'elles ont causé «de gros problèmes à Slim Amamou et à Yassine Ayari». « Pendant toutes ces années, on aurait aimé faire quelque chose de plus fort, comme après Sidi Bouzid. Rien ne nous en empêchait, on était des idéalistes, des droits de l'hommiste, on n'avait pas peur de se faire taper, mais on refusait toute action violente. Je regrette qu'on n'ait pas trouvé de solution avant car ce ne sont pas nous qui avons démocratisé la Tunisie», scande Amira. Pourtant, en 2005, cette jeune femme de 27 ans, frêle et féminine, s'était faite tabasser par la police lors de la «première manifestation».

Une vie en solitaire

Pour ses convictions, elle a mis une partie de sa vie entre parenthèses. «Je n'ai pas de vie personnelle en ce moment», rigole-t-elle, son mari étant en France. Enfant, elle avait peu d'amis, en raison notamment de l'engagement de son père, le juge Mokhtar Yahyaoui, et des policiers qui allaient dissuader ces quelques amis et leurs parents de la fréquenter. Un engagement qui fait sa fierté, même si cela n'a pas toujours été le cas. «A l'école, je disais que mon père était fonctionnaire, parce qu'on associait juge à corrompu», ironise Amira qui se remémore les appels à 5h du matin du Palais de Carthage pour imposer un verdict à rendre à son père, qui a notamment été parmi les grévistes de la faim lors du Sommet mondial de la société de l'information. Des appels auxquels, il disait non jusqu'au jour où il a été révoqué en 2001 pour avoir adressé une lettre ouverte au Président de la République. «Le gouvernement a essayé de l'acheter, il a refusé», sourit-elle. Les visites des opposants se sont succédé, « de Moncef Marzouki aux islamistes, tout le monde est venu nous rendre visite. Après, je disais que mon père était "juge dégagé par Ben Ali"», rigole-t-elle.

Mais à cette fierté s'est rapidement associée la crainte que «quelque chose arrive», à la suite de menaces de mort. Très tôt, il a fallu qu'Amira soit responsable. Comme toute adolescente, elle a eu envie de sécher les cours pour sortir, «mais je ne le faisais pas, j'avais peur qu'il m'arrive un truc et que mes parents l'apprennent», continue celle qui assure avoir échappé à «deux accidents mortels». Les seules fois où elle se permettait de manquer la classe, elle allait chercher sa petite sœur à l'école pour éviter qu'elle ne sorte seule. «On se coordonnait avec mes frères pour ne jamais la laisser seule», se souvient-elle.

Engagement associatif

Ce n'est qu'une fois à Paris, alors qu'elle ne pouvait pas s'inscrire à l'université en Tunisie, qu'elle a découvert les sorties, connu la légèreté. Mais le besoin d'être utile l'a rattrapée. Elle voulait être bénévole «n'importe où pour faire n'importe quoi». Elle a d'abord frappé à l'Association des Handicapés de France. «J'ai coché toutes les cases : collage, sorties... il fallait que je fasse quelque chose». Puis, le Samu Social. Pendant plus de quatre ans, elle n'a pu rentrer en Tunisie, faute de passeport, et a vécu illégalement en France. Pour éviter que ses amis aient «pitié» d'elle, elle éteignait son téléphone pendant deux semaines l'été, « pour faire croire que j'étais en Tunisie alors que j'étais dans mon appartement».

Depuis la révolution, cette originaire de Tataouine a créé son association, Al Bawsala, a lancé le site Internet sur l'Assemblée constituante, marsad.tn et s'est même engagée en politique. Pour l'élection du 23 octobre, elle s'est présentée comme tête de liste de la liste indépendante Sawt Mostakel, en France. Elle n'a obtenu aucun siège, mais « on le savait avant ». Son parti avait écrit une Constitution dont « l'égalité est la base et la liberté, le principe ». Depuis, elle rencontre les députés pour leur présenter les différents articles. «Une députée Ennahdha, qui est farouchement opposée à la liberté de l'héritage, quand on lui a expliqué ce qu'on propose, elle a dit qu'elle était pour !, se satisfait Amira qui ajoute : «Pourquoi vouloir faire une bonne Constitution quand on peut en faire une parfaite ?».

La blogueuse Amira Yahyaoui a fondé l'ONG Al Bawsala, un observatoire de la transparence et de la bonne gouvernance qui rend compte, sur le site marsad.tn, de l'activité de l'ANC.




Amira Yahyaoui, 28 ans, est une pro de la communication. La blogueuse, qui avait mené une fronde contre la censure de Ben Ali et alerté les médias étrangers sur les exactions commises lors de la révolution, n'est pas retournée dans l'anonymat après la chute du raïs en janvier 2011. Pour cette Berbère originaire du Sud tunisien, la dissidence est une tradition. Parmi les fortes têtes de la famille, on compte son père, le juge Mokhtar Yahyaoui, bête noire de Ben Ali, et son cousin, Zouhair Yahyaoui, cyberdissident sous l'ancien régime.




Quant à la jeune femme, qui s'exprimait sur le site Tunezine, elle a été soumise aux passages à tabac de la police politique. Ce qui n'a pas affaibli sa détermination. Contrainte à l'exil, elle a appelé dès 2005 depuis Paris à la mobilisation contre la dictature. En 2011, elle est passée du virtuel au réel en conduisant une petite liste lors de l'élection de l'Assemblée nationale constituante (ANC).




Tenace




L'année suivante, elle a renoncé à l'université Stanford, en Californie, pour fonder l'ONG Al Bawsala. Cet observatoire de la transparence et de la bonne gouvernance rend compte sur le site marsad.tn de l'activité de l'ANC. Teneur des débats, travaux des commissions, répartition des votes, assiduité des élus... tout est consigné. Une initiative qui provoque la grogne de certains parlementaires. Mais Amira est tenace. Elle a patiemment exposé, devant l'hémicycle, la nécessité d'une telle démarche dans un contexte de transition démocratique, et a rappelé aux représentants du peuple qu'ils doivent le tenir informé de leur action. Classée 98e sur les 100 femmes arabes les plus influentes par arabianbusiness.com en 2013, elle ne s'arrête pas là pour autant. Via le tribunal administratif de Tunis, elle réclame à la présidence de l'ANC l'accès à ses archives. Un autre combat en cours.





Le projet de Constitution en Tunisie a été rendu public le 1er juin. Une deuxième phase de la rédaction commencera prochainement, avec le débat article par article en séance plénière, dont le début est toutefoisbloqué par une controverse juridique sur la régularité de la procédure d’adoption du projet. Un premier débat général est prévu le 1er juillet.

Amira Yahyaoui, présidente de l’association Al Bawsala – qui a mis en place Al Marsad, un observatoire du travail parlementaire – dresse le bilan de cette première phase du travail constitutionnel.

Rue89 : L’élaboration du projet de Constitution a commencé en février 2012, le débat en plénière n’a toujours pas commencé. Est-ce normal ?

Amira Yahyaoui : Oui. C’est même sain. Il est légitime de prendre du temps pour débattre, pour aboutir à un texte qu’on n’aura pas besoin de remanier dans quelques années. La question est plutôt : qu’a-t-on fait de ce temps ?

Le débat sur la Constitution a été utilisé pour faire de la démagogie : le préambule fait référence quatre fois à l’identité religieuse du peuple tunisien. C’est une surenchère identitaire où chacun veut montrer qu’il est plus musulman que l’autre.

D’autre part, les constituants ont souvent raisonné en fonction de calculs politiques à court terme, et non d’une vision à long terme. Une bonne partie des blocages tiennent à la question de l’équilibre des pouvoirs entre le président de la République et le Premier ministre.

On a voulu apporter par la Constitution des réponses à des problèmes conjoncturels, comme si c’était une loi. Par exemple, en tentant de limiter le droit de grève [dans une version intermédiaire, le droit de grève ne pouvait s’exercer que dans le cadre d’une activité syndicale, ndlr]. C’est vrai que nous battons les records de grève, mais il ne faut pas oublier que nous vivons une révolution avant tout sociale.

Comment évaluez-vous le travail de l’Assemblée ?

Il y a eu beaucoup de critiques sur le niveau de compétence des députés, mais il faut reconnaître que cette assemblée nous ressemble : elle est à l’image de notre manque de culture politique.

Le vrai problème, c’est plutôt l’absentéisme de certains députés, même si beaucoup d’élus ont travaillé sérieusement dans les commissions. Les élus de l’opposition ont été les moins assidus. Une étude de Marsad montre que 61 députés sur 217 ont participé à moins de la moitié des votes en plénière. Or cet absentéisme aura un impact sur la Constitution.



La participation aux votes en séance plénière (Al Marsad)

On l’a vu en commission, où certains articles ont pu passer parce que des voix manquaient, comme par exemple le principe de la complémentarité homme/femme.

Si la même tendance se poursuit lors de la discussion article par article en plénière, l’orientation générale de la Constitution s’en ressentira. C’est bien d’aller défendre les libertés sur les plateaux télé, c’est mieux d’être en séance pour voter.

Pouvait-on faire l’économie d’une nouvelle Constitution et se contenter de quelques amendements pour modifier les relations entre les pouvoirs ?

Une vraie révolution doit tout réécrire. Et rédiger une nouvelle Constitution ça aurait pu être magnifique : c’est l’expression d’un rêve commun. Mais nous étions malades de mauvaise politique et, aujourd’hui, les citoyens ne se sentent pas concernés par cette Constitution.

Le rêve que représentait cette Assemblée constituante a été tué. Mustapha Ben Jaafar [le président de l’Assemblée constituante, ndlr] en est le premier responsable par sa manière de gérer les séances, par son mépris pour certains élus.

Il a écarté les Tunisiens des débats, il a refusé la création d’une chaîne parlementaire. Il n’a pas cessé d’annoncer de manière unilatérale des dates butoir irréalistes. Il aurait pu, tout comme les leaders politiques, expliquer davantage aux citoyens, le rôle de l’Assemblée constituante et l’importance de la constitution dans la vie quotidienne.

Depuis un an et demi, l’Assemblée n’a pas communiqué sur l’avancement de ses travaux. Le résultat c’est que les Tunisiens ne lui accordent plus beaucoup de crédit.

L’élaboration de la Constitution va entrer dans une nouvelle étape, avec la discussion article par article, peut-on encore corriger ces faiblesses ?

Oui, à condition que les élus fassent preuve d’ouverture et de responsabilité. On a fait une révolution pour que des gens ne décident plus à notre place. Les élus doivent rendre compte de ce qu’ils font.

L’Assemblée doit faire comprendre aux Tunisiens quels sont les enjeux de ce texte, et adopter un calendrier réaliste. Il faut que les Tunisiens sentent que cette Constitution est la leur.

Sur le fond, tout est encore possible. Les élus doivent dépasser la perspective des prochaines élections. Des batailles ont été gagnées lors des débats dans les commissions. Mais c’est maintenant que le lobbying réel doit commencer. Sur le caractère islamique de l’Etat, sur les droits et libertés. Concernant les droits économiques et sociaux il faut des intitulés clairs, pas des vœux pieux. Les formulations actuelles sont vagues et peu contraignantes.
LES ÉTAPES DU TRAVAIL CONSTITUTIONNEL


13 février 2012 : Début du travail des six commissions constituantes

Septembre 2012 : Examen de la première version du texte par le comité de coordination et de rédaction

14 décembre 2012 :Deuxième version du texte

De décembre à février 2013 : Consultation nationale dans les 24 gouvernorats

22 avril 2013 : Troisième version élaborée par le comité de rédaction

Mai 2013 : Dialogues nationaux (Présidence, puis UGTT) pour dégager un accord sur les points de contentieux.

1er juin 2013 : Version définitive du projet, élaborée par le comité de rédaction

Le gouvernement annonce que les élections pourront avoir lieu avant la fin de l’année 2013, est-ce réaliste ?

Même si la Constitution est terminée en décembre, cela me paraît difficile. Les consensus obtenus dans les commissions ne suffiront pas. Les élus seront déjà en campagne électorale. Même ceux qui ne parlaient pas avant, voudront parler. Ils feront des discours pour montrer qu’ils sont plus révolutionnaires. Le grand cirque ne fait que commencer !

Ensuite, la loi électorale ne peut pas être élaborée qu’une fois la Constitution adoptée. Pour les dernières élections, ça été rapide, parce que chacun pensait qu’il pouvait gagner. Cette fois chaque vote comptera. L’enjeu sera plus vital. Le choix du mode de scrutin sera décisif et les intérêts sont divergents. Ce sera difficile d’aboutir à un consensus.

Il faudra que les élections soient très bien organisées pour être inattaquables et que les contentieux soient rapides à trancher, parce que le perdant va forcément dire qu’il y a eu fraude pour contester les résultats. L’organisation des élections prendra donc aussi du temps. Mon pronostic est qu’elles n’auront pas lieu avant le printemps 2014.

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