mardi 27 novembre 2012

Arafat: origines et actualité de l’accusation « d’empoisonnement par les juifs »


L’accusation de « conspiration » représente le grand thème antijuif commun à la judéophobie européo-chrétienne et à la judéophobie arabo-musulmane. L’accusation se fonde sur un postulat: « Le juif » est par nature comploteur. Dans son commentaire de la sourate V, Sayyid Qutb réaffirme l’accusation: « Depuis les premiers jours de l’islam, le monde musulman a toujours dû affronter des problèmes issus de complots juifs. [...] Leurs intrigues ont continué jusqu’à aujourd’hui et ils continuent à en ourdir de nouvelles (2). » Et ces « intrigues » sont rapportées autant à une propension au mensonge qu’à des penchants criminels propres aux juifs – trait négatif auquel la raciologie nazie s’est efforcée de donner un fondement « scientifique », en multipliant les publications sur la « criminalité héréditaire » censée être propre aux juifs (3). Or, fait remarquer Richard Breitman, le « Grand Mufti » Haj Amin al-Husseini, en raison de ses contacts réguliers avec les leaders et les idéologues nazis, a réussi à combiner les deux autres images négatives du juif, le « parasite » et le « criminel », en les agrémentant d’extraits de textes religieux (4). L’un des principaux motifs d’accusation traditionnellement lancés contre les juifs est qu’ils auraient comploté en vue « d’assassiner les prophètes » ou voulu « empoisonner le Prophète » (5).
Les biographies légendaires du Prophète rapportent en effet que ce dernier, après avoir combattu et vaincu avec ses fidèles la tribu juive des Banû Nadhîr lors de la bataille de Khaybar (oasis située à 150 km de Médine) en 628, assista à un banquet durant lequel il fut servi par l’épouse de l’un des chefs juifs vaincus (6). Voulant venger ses parents exécutés, cette femme juive chercha à l’empoisonner en lui servant une pièce d’agneau où elle avait mis beaucoup de poison spécialement dans l’épaule, la partie de l’agneau que le Prophète préférait. Mais la tentative d’empoisonnement échoua car, par miracle, l’épaule d’agneau se mit à parler et supplia le Prophète de ne pas la manger. Version plus terre-à-terre : Mahomet recracha le morceau de viande, sentant qu’elle était empoisonnée, tandis que son ami la mangea et mourut. Puis le Prophète, sain et sauf, se leva et s’en alla. Mais en 632, lorsqu’il meurt de maladie, le souvenir de cet épisode va conduire certains biographes à émettre l’hypothèse d’un empoisonnement lent. Selon eux, les compagnons de Mahomet racontèrent que sur son lit de mort, celui-ci leur confia lui-même que sa maladie était le résultat de cet empoisonnement. Il en alla de même, en 634, pour le premier calife Abou Bakr, beau-père et successeur du Prophète. Selon Al-Tabari, grand collectionneur de « traditions » concernant les faits et dits du Prophète, le calife Abou Bakr, invité à manger chez un juif, se vit présenter un plat de riz suspect. Harith, médecin des Arabes, en prit une bouchée et la rejeta en disant: « Il y a dans ce riz un poison qui tue au bout d’un an. » Or, le calife mourut un an plus tard au terme d’une maladie qui dura deux semaines, et au même âge que Mahomet (7). C’est pourquoi, selon la tradition, ceux qui meurent empoisonnés peuvent être considérés comme des martyrs : « Ceux qui meurent par le poison sont aussi martyrs », écrit Al-Tabari (8). Si la bataille de Khaybar est devenue, dans la culture islamique, le symbole de la victoire des musulmans sur les juifs, la prétendue tentative d’empoisonnement du Prophète par une femme juive a légitimé les accusations visant les juifs en tant que comploteurs et empoisonneurs, donc criminels. La victoire musulmane de Khaybar a notamment inspiré un chant menaçant souvent entonné lors de manifestations anti-israéliennes au Proche-Orient: « Khaybar, Khaybar, Ô juifs, l’armée de Mohammed reviendra ». Le Hezbollah libanais propose cette adaptation: « Khaybar, Khaybar, Ô sionistes, le Hezbollah arrive ».
Dans la rhétorique « antisioniste » d’inspiration islamique, une place importante est faite au topos de la menace, sous la forme d’une promesse de revanche ou de vengeance. C’est sur la bataille de Khaybar et l’enseignement qu’en doivent tirer les musulmans que porte le discours, pétri de haine et de ressentiment à l’égard des « descendants des singes et des porcs », prononcé par le prédicateur égyptien Hazem Shuman le 31 octobre 2009 sur la chaîne de télévision égyptienne Al-Rahma:
« Le cours de ce soir est l’un des plus importants de la série. Ce soir, nous allons parler de la bataille de Khaybar, la plus grande bataille du prophète Mahomet (contre les juifs), par laquelle le Prophète a effacé toute présence juive à Médine. [...] La première chose que le Prophète a faite après sa victoire du traité de Houdaibiya, après avoir stabilisé l’État musulman et neutralisé le front koraïchite – la première mission du prophète Mahomet, sa première campagne, a été menée contre les juifs de Khaybar. C’est enfin votre tour, à vous descendants des singes et des porcs, les créatures les plus maudites qu’Allah ait créées, vous qui avez maintes fois nui au Prophète. Vingt jours seulement après le Traité de Houdaibiya, le Prophète décida d’emmener l’armée de l’islam à Khaybar. Pourquoi les juifs en particulier ? C’est un fait avéré que les juifs sont comme le cancer : si on ne les retire pas du corps de la nation, ils la tueront intégralement. Si on ne s’était pas occupé des juifs, ils auraient amené Perses et Byzantins dans la péninsule arabique. Les juifs sont dangereux pour le monde entier. Ils menaçaient la stabilité de la péninsule arabique. [...] Les juifs de Khaybar, en l’an sept de l’Hégire, étaient la réplique de l’État d’Israël de 2009, pour ce qui est de l’économie terrifiante qui a sucé le sang des Arabes, de l’équipement militaire et de leur supériorité sur toute la région, des colonies qui constituent l’État, des fortifications, comme cette barrière de séparation qu’ils construisent aujourd’hui. [...] Finalement (lors de la Bataille de Khaybar), Allah a donné de la force aux musulmans, et ils ont lancé une offensive-martyre contre les fortifications. Toute leur vie durant, ils ont été des héros en quête de martyre, sacrifiant leur sang pour l’islam. Ils ont pris d’assaut la forteresse et capturé les juifs, pour la première fois. Tous les autres juifs se sont enfuis. [...] Toute l’armée musulmane a foncé dans la forteresse finale, le cœur plein de haine pour les juifs, et du profond désir de se venger des descendants des singes et des porcs. Tous les musulmans, hommes et femmes, ont chargé, habités du désir d´exterminer les juifs. [...] Khaybar a tremblé au son du cri ‘Allah Akbar’ et toute la péninsule Arabique a tremblé au cri victorieux ‘d’Allah Akbar’. 1 400 soldats ont vaincu 10.000 juifs. Les juifs ont été vaincus et la réputation de l´armée invincible a été brisée. Après un mois de siège et de terribles combats, les juifs ont été vaincus. La péninsule Arabique a retenti du cri « Allah Akbar », et les juifs se sont effondrés. Bientôt le cri « Allah Akbar » retentira aux portes de Jérusalem et de la mosquée Al-Aqsa. Bientôt, on entendra tonner « Allah Akbar » – le jour de la vengeance contre les juifs. Les juifs ont été vaincus. [...] J’ai un message pour tous les juifs sur la surface de la Terre : l’armée de Mahomet reviendra. Ô descendants des singes et des porcs, le jour de la vengeance approche. Ô vous les plus maudites créatures créées par Allah, ceux qui ont juré de mourir devant le prophète Mahomet reviennent. Attendez-nous et vous allez voir, vous les plus maudites d’entre les créatures (9). »
L’accusation d’empoisonnement, inscrite dans la tradition culturelle musulmane, est devenue un lieu commun de la rhétorique « antisioniste » contemporaine (10). L’accusation de complot pour assassinat par empoisonnement a été lancée contre les Israéliens aussitôt après la disparition de Yasser Arafat, décédé de mort naturelle le 11 novembre 2004 sur le territoire français, une accusation régulièrement reprise depuis par l’OLP et divers milieux palestiniens (11). Du fait que les médecins français refusèrent de publier les résultats des examens toxicologiques pratiqués, cette mort entourée de mystère est devenue aussi gênante que suspecte (12). La gêne des milieux palestiniens venait de ce que certains experts, questionnés sur les symptômes apparents de la maladie d’Arafat, avaient diagnostiqué une cirrhose du foie ou encore le sida (13), maladies peu glorieuses pour un combattant arabo-musulman héroïsé, érigé depuis les années 1970 en symbole de la cause palestinienne, Cause supposée « pure ». La conjonction du mystère et de l’inavouable a nourri l’imagination conspirationniste (14). Dès le jour de la mort d’Arafat, les Israëliens ont été accusés d’assassinat sans preuves, avant toute enquête, par les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, milice armée issue du Fatah et pratiquant les attentats-suicides. C’est ainsi qu’a été lancée la rumeur d’un complot criminel organisé contre Arafat par les autorités israéliennes. Cette rumeur présentait le grand avantage d’être hautement vraisemblable, du moins pour le public arabo-musulman travaillé par la propagande « antisioniste » fondée sur l’assimilation des « sionistes » à des « criminels ». La rumeur était crédible parce que l’opinion palestinienne s’y attendait: comme toutes les rumeurs ou les légendes contemporaines qui « marchent », elle répondait à une demande sociale.
Le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, ennemi déclaré d’Arafat, fut sans tarder désigné comme le principal coupable: le stéréotype du « boucher de Sabra et Chatila » s’accordait fort bien avec l’accusation de complot criminel contre Arafat. Les dirigeants palestiniens dénoncèrent d’une façon quasi unanime l’assassinat par empoisonnement, thèse qui leur permettait de préserver l’image héroïque du grand leader disparu. Ils étaient en phase avec l’opinion: selon un sondage effectué auprès de ses téléspectateurs par la chaîne satellitaire Al-Arabiya, 83,2% d’entre eux croyaient à la thèse de l’empoisonnement. Cette accusation diabolisante a certes alimenté la propagande anti-israélienne, mais elle a rempli une tout autre fonction, relevant de l’imaginaire religieux. En un sens, comme l’a fait observer l’historien Franck Collard, aux yeux de ceux qui accusent « les juifs » ou « les sionistes » de l’avoir empoisonné, Arafat est magnifié par cette mort qui le rapproche du Prophète. Elle illustre un processus bien connu : celui de « l’héroïsation du combattant mort invaincu » (15). La mort d’Arafat par empoisonnement, paraissant confirmer une rumeur antijuive depuis longtemps fixée, présente l’avantage symbolique d’assimiler le Raïs « aux premiers chefs de l’Islam et corrobore la perfidie de l’ennemi originel » (16). Fabriquée sur la base d’un vieux stéréotype antijuif, la rumeur de l’empoisonnement du président de l’Autorité palestinienne s’est transformée en accusation officielle d’assassinat politique, présenté comme le résultat d’une conspiration israélienne ou israélo-palestinienne, mettant en cause Ariel Sharon et, pour certains (le leader historique de l’OLP Farouq Kaddoumi, à la suite des dirigeants du Hamas), Mahmoud Abbas et Mohammed Dahlan (17). Pour ceux qui accusent d’assassinat le général Sharon, il est clair que cette accusation revient à ravaler ce dernier au « misérable niveau des juifs de Khaybar, justifiant le long et intransigeant combat mené par les Arabes contre les fils d’Isaac, éternels persécuteurs de ceux d’Ismaël » (18).
Lors de la sixième assemblée générale du Fatah, tenue le 6 août 2009 à Bethléem, a été créée une commission spéciale chargée d’enquêter sur la mort d’Arafat (19). Les 2200 délégués du Fatah ont adopté une résolution « faisant porter à Israël, en tant que force occupante, l’entière responsabilité pour l’assassinat du martyr Yasser Arafat ». Dans l’édition française, parue en octobre 2009 dans une collection spécialisée dans les pamphlets conspirationnistes (notamment sur le 11-Septembre), du livre apologétique de la journaliste Isabel Pisano, Yasser Arafat, intime. La passion de la Palestine (20), deux textes conspirationnistes sont consacrés à la thèse de l’empoisonnement d’Arafat : l’un d’Isabel Pisano, intitulé Mort naturelle ou assassinat d’État ? (p. 313-327, postface à l’édition française, datée du 29 août 2009), et l’autre signé Thierry Meyssan, titré Les circonstances politiques de la mort de Yasser Arafat (p. 349-354). Meyssan, également auteur des annexes de l’ouvrage (p. 357-403), dénonce dans son texte un « complot » pour tuer Arafat, co-organisé par l’administration Bush, le Premier ministre Ariel Sharon et deux hauts responsables palestiniens, Mahmoud Abbas et Mohammed Dahlan. Il raconte ainsi la fin du Raïs dans un hôpital militaire en France : « Les médecins ne parviennent pas à isoler le poison d’autant que ses assassins lui ont également inoculé le rétrovirus du sida rendant illisibles tous les examens. Il tombe dans le coma » (p. 354). Si ces deux textes ont été ajoutés à la traduction française de l’ouvrage (préfacé par Tariq Ramadan) dont la première édition espagnole date de 2005, c’est dans le cadre d’une opération de propagande visant à justifier la décision, prise à la sixième assemblée générale du Fatah (6 août 2009), de charger une commission spéciale d’enquêter sur la mort d’Arafat, et de diffuser la thèse du complot criminel mettant en cause Abbas et Dahlan, que les plus radicaux des dirigeants palestiniens veulent éliminer.
Le vœu le plus cher du Raïs s’est ainsi réalisé dans l’univers symbolique des déclarations officielles de ses fidèles. Le deuxième jour du siège de la Mouqata’a, son quartier-général situé à Ramallah où il était confiné depuis le 29 mars 2002, Arafat avait fait, sur la chaîne Al-Jazira, une déclaration diffusée en boucle durant la période des combats : « Ils veulent me voir prisonnier, ils veulent me voir traqué. Mais, moi, je leur dis : Non. Seulement martyr, martyr, martyr (21)… » Sept ans plus tard, l’aspirant-martyr est devenu un martyr officiel. Le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, l’islamiste « modéré » Tariq Ramadan le célèbre avec des accents tiers-mondistes – sur le refrain de la « juste lutte des opprimés » ‑ dans sa préface au livre hagiographique d’Isabel Pisano sur le « shahid »: « On peut ostraciser et/ou éliminer des leaders, on n’annihile jamais les causes justes. Le symbole Yasser Arafat aujourd’hui disparu laisse bien vivante la cause palestinienne à laquelle les consciences justes adhèrent naturellement. C’est le message d’Isabel Pisano, c’est le message de tous les témoins d’injustices, c’est le message de tous les opprimés et le message enfin des Palestiniens : ne jamais céder (22). » Tel est le bon usage des « martyrs »: transformer une cause quelconque en une « cause juste ».
Le stéréotype du juif « empoisonneur », présent dans la culture islamique depuis les origines, s’est réinscrit dans le discours nationaliste arabe au cours du XXe siècle, en fusionnant avec des emprunts à la thématique antijuive européenne, en particulier à la littérature antitalmudiste qui, traduite en arabe dès la fin du XIXe siècle, a largement diffusé le thème du crime rituel juif, entrecroisant celui de « l’assassinat talmudique » (23). Sous l’influence des nazis, dans les années 1930 et 1940, le « Grand Mufti » Haj Amin al-Husseini a adopté les images bio-médicales pathologisantes du juif, en tant « qu’insecte » propagateur de maladies, « bacille » ou « virus ». En même temps, le « Grand Mufti » soutenait que le Coran expliquait clairement leurs caractéristiques négatives (24). Dans son discours de propagande, l’allié admiratif des nazis a en outre anticipé l’image récente du juif comme belliciste. Il acceptait en effet la croyance d’Hitler que les juifs étaient les véritables manipulateurs et bénéficiaires des efforts de guerre des Alliés contre l’Axe. Le discours qu’il prononça à Berlin le 2 novembre 1943, à l’occasion d’un meeting de protestation contre la Déclaration Balfour, constitue un parfait condensé de ces thèmes d’accusation : il y affirme notamment que les juifs, croyant que « tout a été créé pour eux et que les autres peuples sont des animaux », ne peuvent vivre que « comme des parasites parmi les nations, leur suçant le sang, volant leurs biens, corrompant leurs mœurs » (25). Richard Breitman note justement: « Ce que tous les antisémites radicaux ont en commun est une vision paranoïaque et conspirationniste des juifs et, plus largement, du monde lui-même (26). » En outre, « une fois que de telles visions sont implantées, elles tendent à persister, se transmettant à travers les générations, pour devenir une partie d’une culture ou d’une sous-culture » (27). Nous pouvons vérifier tous les jours la justesse de cette considération.
© Pierre-André Taguieff

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