lundi 5 août 2013

Qui est le général invisible et tout-puissant Toufik Mediène



Comme pour le prophète Mohamed, la photo du général Toufik, patron des renseignements algériens et véritable faiseur de rois, est introuvable. Ou presque. Enquête sur le visage le mieux masqué d'Algérie.
Personne ne le conteste : le général de corps d’armée Mohamed Lamine Médiène, alias Toufik, 73 ans, est l’homme le plus puissant d’Algérie. Il dirige le tentaculaire DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité), les services secrets du pays, depuis septembre 1990. Cinq présidents de la république se sont succédés et lui est toujours là, apparemment inamovible. Du fait de sa longévité, Toufik a parfois été comparé à John Edgar Hoover, le mythique directeur du FBI. Mais le Hoover algérien d’aujourd’hui a relativement plus de pouvoir que n’en a jamais eu l’Américain. Pour que la comparaison soit valable, il aurait fallu que Hoover contrôle en même temps la CIA, la NSA et la Defense Intelligence Agency (DIA).

Le DRS, centralisé sous l’autorité de Toufik, constitue le processeur au coeur du “Pouvoir”, vocable sibyllin par lequel les algériens désignent la nomenklatura militaire qui dirige le pays. Un système difficile à déchiffrer, même pour les plus fins connaisseurs de l’Algérie. La meilleure manière d’expliquer le fonctionnement du « Pouvoir » est de le comparer à un jeu d’échecs. Il est personnifié aux yeux du public par le président de la république Abdelaziz Bouteflika. Le chef de l’Etat est au centre de l’attention des médias, mais ce n’est pas lui qui dispose de la plus grande capacité opérationnelle. C’est le roi du jeu d’échecs, la force de Bouteflika vient de la coordination des autres pièces plutôt que de sa capacité intrinsèque à changer le cours du jeu. Mais ne vous y trompez pas! Ceux qui assimilent le président à un figurant commettent une grave erreur : un roi n’est pas un pion. Pour servir officiellement le président royal, il y a des cavaliers ministériels, des tours de sécurité, des fous du nationalisme exacerbé… et une reine omniprésente et omnipotente. Cette pièce majeure est le général Toufik. Et d’ailleurs, en arabe, cette pièce est appelée le Vizir, en référence aux « grands vizirs » des empires de l’Histoire arabo-musulmane.

Eminence grise du “Pouvoir” depuis plus de vingt ans, Toufik circule au cœur de ses arcanes depuis plus d’un demi-siècle, depuis l’indépendance de l’Algérie.. Pourtant, sa personnalité et son parcours sont nimbés de mystère. Pour commencer, il… n’a pas de visage ! Des photos de lui, quatre ou cinq sont partagées largement et anarchiquement sur Internet. Problème significatif : à bien scruter leurs traits, il s’agit visiblement de personnages différents, dont deux personnalités distinctes filmées lors de la même cérémonie !

Lequel est le Général Toufik ? Personne n’est en mesure de le confirmer avec certitude. C’est presque devenu un jeu : à chaque fois qu’un film d’archives émerge et qu’on y voit un visage inconnu parmi les grand généraux, la blogosphère algérienne s’empresse d’en faire un nouveau Toufik. La rumeur veut, selon le journaliste Chawki Amari, que le Général «reçoit toujours les gens de dos dans son bureau et que si tu le vois de face, c’est la dernière fois que tu vois quelqu’un de ta vie». Ce côté « Dark Vador » contribue grandement à la légende qui entoure le personnage.

Mousse dans la marine marchande.
Le journaliste Mohamed Sifaoui donne une reconstitution crédible du parcours de Toufik. D’après lui, Mohamed Médiène est né en 1939 dans une famille kabyle de Timezrit (actuellement dans la wilaya de Boumerdès). Sa famille s’est ensuite installée à Alger, où le jeune Mohamed a grandi. Adolescent, il a fait divers petits métiers avant de devenir mousse au sein de la marine marchande. En 1957, lorsque son bateau accoste dans un port libyen, il débarque pour rejoindre le Front de Libération Nationale (FLN). En Tunisie, il reçoit une formation militaire à l’âge de 18 ans, avant d’être affecté dans une unité combattante sur la frontière algéro-tunisienne. Son rôle, écrit Sifaoui, est de faciliter le passage d’armes et de combattants vers le territoire algérien. C‘est dans ce contexte qu’il côtoie Khaled Nezzar, futur général et ministre de la défense, Chadli Bendjedid, futur président, ainsi que la plupart des hauts responsables de l’Algérie indépendante.

En 1961, Mediène est recruté par le Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), l’ancêtre des services secrets algériens. Il choisit le nom de guerre « Toufik »—un choix prédestiné puisque le nom signifie « réussite » en arabe. Il est envoyé à Moscou pour une formation auprès du KGB soviétique dans le cadre de la promotion “Tapis rouge”. L’indépendance arrive en juillet 1962, suivie de plusieurs mois d’instabilité. Toufik poursuit sa carrière dans la sécurité militaire (SM) sous la direction de Kasdi Merbah. A la fin des années 60, en tant qu’officier de sécurité à Oran, il retrouve le colonel Chadli Bendjedid, commandant de la 2ème région militaire. C’est là aussi qu’il fait connaissance avec le chef d’état-major de la région, Larbi Belkheïr, un autre futur décideur influent.

A l’épicentre des services.
Boumédiène décède le 27 décembre 1978, emporté par une pathologie rare du sang. Il sera remplacé par Chadli Bendjedid, le supérieur hiérarchique de Toufik à Oran. Ce dernier va l’accompagner à Alger. En quelques années, Bendjedid va restructurer les services secrets, séparant la SM hégémonique en plusieurs agences de sécurité et de renseignement.

Le commandant Toufik passe une période de deux ans comme attaché militaire à Tripoli en Libye. A son retour à Alger, il travaille aux côtés des responsables sécuritaires du sérail. En juin 1987, le directeur du cabinet de la présidence Larbi Belkheïr le nomme coordinateur des affaires de défense et de sécurité. C’est à ce poste stratégique, à l’épicentre des «services », que le pouvoir tentaculaire de Toufik va apprendre les codes secrets du “Pouvoir”. Il y synthétise le travail de l’ensemble des services de sécurité et transmet régulièrement des rapports de situation au président et au haut conseil de sécurité. Au lendemain des évènements sanglants d’octobre 1988, des émeutes populaires qui vont bouleverser la structure politique du pays, Toufik se retrouve propulsé à la tête de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA). L’Algérie vit de profonds changements : de nouveaux partis politiques sont autorisés, une presse indépendante se crée du jour au lendemain, la société civile entre en effervescence, les fondamentalistes rêvent à voix haute d’une république islamique. Aux élections locales du 12 juin 1990, les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) remportent la majorité des communes. C’est un véritable séisme qui ébranle le système. La situation est sur le point de glisser irrémédiablement vers un cauchemar pour le “Pouvoir”, qui tente alors de réagir face à la vague islamiste qui risque de submerger le pays.

C’est le moment clé de la carrière de Toufik. Le 4 septembre 1990, le colonel de 51 ans est propulsé à la tête des services secrets. Le président Bendjedid, son directeur de cabinet Belkheïr et le ministre de la défense Nezzar lui accordent des pouvoirs élargis. Il a autorité sur l’ensemble des services de renseignement, sur la DCSA au sein de l’armée, sur les services de sécurité intérieure à travers la Direction du Contre Espionnage (DCE) et sur le Département de la Documentation et de la Sécurité Extérieure (DDSE). Et désormais, les services ne sont plus rattachées à la présidence, comme c’était le cas depuis l’avènement de Chadli Bendjedid, mais au ministère de la Défense. Du jour au lendemain, Toufik atteint un niveau de pouvoir sans précédent dans l’Algérie contemporaine. Il a sous ses ordres une structure plus puissante que la légendaire Sécurité Militaire, en plus de disposer d’une autonomie réelle vis à vis de la présidence, même s’il dépend toujours formellement du ministre de la défense. Le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) est né.

Diviser pour mieux régner
Dès sa prise de fonction à la tête de la DRS en septembre 1990, le général Toufik posera les jalons de ce qui deviendra sa stratégie de pouvoir par excellence : fragmenter toute force organisée au sein de la société algérienne, sous couvert de "préserver la stabilité du système”. Pour contrer le FIS, Toufik encourage d’autres dirigeants islamistes proches des frères musulmans égyptiens à créer des partis concurrents. Les partis politiques se multiplient comme des champignons après l’orage de 1989, et beaucoup de nouveaux acteurs politiques manoeuvrent en suivant la feuille de route du DRS. D’une douzaine de partis aux élections locales de juin 1990, on passe à une cinquantaine fin 1991. Devant un paysage politique confus et illisible, près de 40% des électeurs algériens s’abstiendront d’aller voter au premier tour des législatives de décembre 1991. Dans ce qui sera le pire scénario pour le Pouvoir, le FIS remporte le scrutin. Chadli Bendjedid démissionne après avoir dissous l’ancienne assemblée, l’armée ayant décidé de ne pas laisser les islamistes arriver au pouvoir, quel qu’en soit le prix.

Très vite promu général, Toufik fait face à la montée de l’insurrection islamiste après l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Le FIS est interdit et des milliers de ses militants et sympathisants sont envoyés dans des camps à Reggane dans le désert. Dès avril 1992, le DRS a de nouvelles prérogatives et contrôle les services de police et de gendarmerie. La guerre contre les mouvements islamistes armés sera menée par le DRS et appuyée par les moyens de l’armée si nécessaire. Au fil des ans, la DRS va se renforcer de plus en plus, et prendre le contrôle des systèmes judiciaire et électoral, en amont et en aval. Tout candidat doit d’abord faire l’objet d’une enquête administrative et d’un entretien avec le DRS avant de pouvoir se présenter aux élections. Et les résultats de chaque scrutin sont passés au filtre du DRS avant d’être annoncés.

Sous couvert de lutte anti-insurectionnelle, aucun domaine n’échappe plus au regard et à la volonté des services secrets. Pendant les deux décennies suivantes, le général Toufik peaufinera sa stratégie d’atomisation, infiltration et fission. Le même principe sera ainsi appliqué aux partis politiques, aux syndicats, aux associations, aux mouvements d’opposants à l’extérieur du pays… et même aux groupes terroristes (c’est dire la capacité d’infiltration du DRS). La stratégie consiste à créer une fausse alternative à travers un concurrent extérieur, et aussi susciter des dissensions internes dans un cycle sans fin de divisions.

Lorsqu’en 1996, le parti historique du Front de Libération National (FLN) fait partie de l’opposition sous la direction de Abdelhamid Mehri, le Pouvoir en conçoit une grande irritation. Mais le DRS ne fait qu’une bouchée de la fronde : Mehri sera promptement débarqué de la direction du FLN par un mouvement interne dissident et en parallèle, un nouveau parti du pouvoir sera créé, sous le nom de Rassemblement national démocratique (RND). Un an plus tard, le RND remporte triomphalement les législatives. Bien évidemment, les Algériens ne sont pas dupes : une boutade populaire qualifie le RND de "parti né avec une moustache”, une manière de souligner sa filiation quasi-directe avec le DRS.

Le DRS semble avoir été impliqué dans toutes les récentes successions présidentielles en Algérie. Deux semaines avant la démission forcée de Chadli Bendjedid en janvier 1992, des émissaires du DRS avaient sollicité le leader historique du FLN, Mohamed Boudiaf, alors en exil au Maroc. Boudiaf accepte de devenir président. Six mois plus tard, il sera assassiné par un sous-officier d’une unité spéciale du DRS dans des circonstances suspectes.

Ali Kafi, un ancien moudjahid de la guerre d’indépendance, assure l’intérim à la présidence, avant que le Général Liamine Zeroual ne prenne le relais. En septembre 1998, Zeroual annonce sa démission et une présidentielle anticipée. Le DRS – qui avait suscité une campagne de presse virulente contre l’entourage de Zeroual – avait déjà le nom du successeur sur son carnet. Abdelaziz Bouteflika lance sa campagne de “candidat indépendant” en décembre 1998. Et la veille du vote, le 15 avril 1999, la totalité des six autres candidats se retirent de l’élection. Ils venaient de se rendre compte que le scrutin était joué d’avance: Bouteflika était le candidats du DRS.

Jamais dans l’histoire de la jeune Algérie contemporaine, un patron des services secrets n’a été aussi puissant que Toufik. Même Kasdi Merbah, patron de l’effrayante SM, n’était pas aussi fort. A la mort de Boumédiène en 1979, Merbah avait eu besoin d’entériner son choix d’un nouveau président par l’approbation collégiale d’un conclave des hauts gradés de l’armée (la petite histoire veut qu’en sortant de ce conclave, Merbah ait déclaré aux civils du FLN "vous avez le choix entre Chadli et Bendjedid.")

25 ans plus tard, en 2004, alors que Abdelaziz Bouteflika jouait sa réélection à la tête de l’Etat, une partie de l’armée menée par le général-major Mohamed Lamari soutient l’ex-premier ministre Ali Benflis. Toufik laisse planer le doute sur ses intentions, mais à la dernière minute, le DRS se mettra au service de Bouteflika… qui remporte le scrutin haut la main. Lamari n’a eu d’autre choix que de prendre sa retraite. Il était clair, dorénavant, que Toufik était le seul véritable faiseur de rois en Algérie. Et en 2006, il obtiendra le grade le plus élevé, celui de général de corps d’armée, un titre qu’il ne partage qu’avec deux autres officiers supérieurs. Une consécration Primus inter pares dans la forêt des 200 Généraux Majors de l’armée algérienne.

Une pieuvre tentaculaire.
Le DRS de Toufik est souvent assimilé à une « police politique ». En réalité, ce n’est là qu’une des facettes de son omniprésence tentaculaire. Pas une nomination officielle dans un ministère, une ambassade ou une administration sans l’approbation du DRS. Il n’y a pas d’administration locale, pas d’établissement public ou d’entité économique sans un agent DRS chargé du renseignement et/ou de la sécurité. Pour toutes ces raisons, certains estiment les effectifs directs de la DRS à 100.000 agents – et indirectement une force de près de 500.000 agents ! L’ancien premier ministre Sid Ahmed Ghozali va même plus loin:


“Si vous comptez tous ceux qui travaillent officiellement pour les services, ceux qui travaillent avec eux officieusement, par peur, par intérêt, ou parce qu’ils savent à qui ils doivent leur nomination, vous découvrirez l’existence d’un parti clandestin de deux millions de membres.”

Affaire emblématique, l’enquête sur la corruption au sein de la société des hydrocarbures Sonatrach n’a été menée ni par la police, ni la gendarmerie, mais par des inspecteurs de la DRS. Un correspondant cité dans un câble diplomatique américain (publié par Wikileaks) affirmait que l’un des vice-présidents de la Sonatrach en 2009 se savait surveillé par la DRS. La cadre “faisait très attention à ce qu’il disait dès que d’autres personnes, y compris des serveurs de restauration, étaient présentes. Il faisait extrêmement attention à ce qu’il disait au téléphone”. La source du cable "imputait ce comportement à l’inquiétude suscitée par la surveillance du DRS."

La DRS est devenue une pieuvre tentaculaire, un Etat dans l’Etat, une armée dans l’armée, une administration dans l’administration. Plusieurs présidents de la république ont essayé d’affaiblir le général Toufik, voire de démanteler le système DRS. Tous ont échoué. Le dernier à avoir essayé est le président Bouteflika. Avec l’aide de son ex-ministre de l’intérieur Yazid Zerhouni, bras droit de Kasdi Merbah au sein de la SM dans les années 70, il a tenté de créer un contrepoids à la DRS. Le projet a tourné au fiasco, et Zerhouni a été écarté du gouvernement.

Aujourd’hui, personne en Algérie ne parait capable de déboulonner Toufik—et personne, en réalité, ne prend le risque de s’y essayer. Comme dans tous les sytèmes absolus où un homme fort veut conserver le pouvoir à vie, la seule voie de sortie qui reste est d’ordre biologique. Toufik a 73 ans, et même si on ne sait rien sur son état de santé, nul n’est éternel. Le changement s’annonce.

Toufik a-t-il préparé sa succession ? Le DRS lui survivra-t-il ? Y aura-t-il une restructuration des services secrets ? Personne à Alger ne peut donner des réponses à ces questions. L’avenir du pays, pourtant, en dépend étroitement.

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