dimanche 14 juillet 2013

Leila Trabelsi était une petite coiffeuse qui plaisait aux hommes.



Les hommes sont comme les chiffres: ils n'acquièrent de valeur que par leur position.

FRANÇOIS DE LABARRE

En 1984, elle tape dans l’œil de celui qui allait ­devenir la personne la plus puissante de Tunisie : Zine el-Abidine Ben Ali. Dès lors, c’est l’ascension. La fratrie Trabelsi va quadriller peu à peu toute l’économie nationale. Paris Match a retrouvé ses voisins de palier, du temps de sa jeunesse.

Le couple serait en instance de divorce. « Ils font chambre à part », nous confie un homme proche de la famille. Déprimé, « patraque », l’ancien dictateur, que les Tunisiens surnomment désormais Zaba (pour Zine el-Abidine Ben Ali), ne quitterait plus sa résidence saoudienne, se ­réfugiant dans la prière et la rédaction de ses Mémoires. Il essaierait de faire porter le chapeau de la faillite de son régime à sa femme, Leila, et à son clan, les Trabelsi. Son épouse, quant à elle, serait condamnée à faire son shopping en niqab. Drôle de destin pour celle qui nourrissait des rêves de glamour et pensait incarner la modernité. Loin des caméras, l’ancienne « régente de Carthage » tente de se faire oublier, mais en Tunisie, où la haine qu’elle a suscitée dépasse l’entendement, les langues se délient. Chaque jour, on en apprend un peu plus sur cette Cosette de la médina de Tunis devenue reine de Saba ; ou plus exactement, cette petite « Zahia » devenue lady Macbeth.
Leila Trabelsi, l'ensorceleuse

Tout avait si bien commencé. Une belle histoire d’amour au début des années 80. Zine el-Abidine Ben Ali est un haut fonctionnaire en vue. Une fois remplies ses obligations professionnelles et familiales, ce beau brun, marié et père de trois filles, se consacre à son passe-temps favori : les femmes. Il ­visionne des vidéos de cérémonies de mariage, contemple les demoiselles d’honneur, exige parfois de se faire livrer les spécimens qu’il a choisis comme on commande une pizza. Dans le circuit des filles faciles de la région de Tunis, une étoile scintille entre toutes : Leila Trabelsi. Elle maîtrise la chimie des corps, sait toucher les points sensibles et éveiller les sens. Un marabout marocain aurait décelé chez la jeune fille de vrais dons d’ensorceleuse. Après la mort de son père, qui vendait des trousseaux de mariage dans la médina de Tunis, tout l’espoir de cette famille pauvre de onze enfants repose sur elle. La smala vit entassée dans un deux-pièces à Tunis. Saida, la mère, est femme de ménage dans un hammam de la vieille ville.

En 1980, Leila épouse un gérant d’une agence de ­location de voitures à l’aéroport de Tunis. Celui-ci sort provisoirement la ­famille Trabelsi de la misère. « Tu leur donnais un dinar, ils étaient contents », se rappelle-t-il. Mais le malheureux époux n’est pas à la hauteur des ambitions sans limites de sa femme. Tandis qu’il chasse le sanglier les week-ends, elle en profite pour traquer les émirs, les businessmen, des hommes d’argent et de pouvoir. Son ambition est insatiable. Elle voue alors un culte au président Bourguiba. « Lorsqu’elle le voyait à la télévision, elle s’exclamait : “Je l’adore, j’ai envie de l’embrasser !” Et elle y est parvenue ! »

Assis dans son bar, Lassaat aspire une bouffée de chicha. Cet ancien boucher collectionnait les photos de Leila seule ou en galante compagnie. Parmi la longue liste des anciens amants de la jeune femme, certains sont morts de manière douteuse comme Ferid Mokhtar, ancien patron du groupe Stil et beau-frère de Mohamed Mzali (ex-Premier ministre de Bourguiba). D’autres ont été soit menacés, soit achetés, soit éloignés. « Alors, j’ai brûlé toutes les photos », assure Lassaat. Au début des années 80, il sort avec Dalila B..., une amie proche de Leila. Ensemble, ils fréquentent les soirées arrosées de la jeunesse dorée de Hammamet et participent à des parties fines : « A deux, à trois, à quatre… Leila adorait ça ! » Il se ravise : « A l’époque, je faisais n’importe quoi… » Avec ses tenues olé olé et ses jeans moulants, « Leila Jean » a un succès fou dans ces soirées. Et dans le quartier populaire de Tunis où vit sa famille, elle traîne une réputation sulfureuse. Lassaat nous confie que son père interdisait à Leila de mettre un pied dans sa boucherie.

Aussi avenante avec les riches que distante avec les pauvres, Leila suscite des inimitiés dans son quartier. Aïcha se souvient d’elle comme d’une voisine « calme et discrète », mais qui « n’adressait la parole à personne ». « Tout juste bonjour. Certains gamins voulaient lui donner une correction. » Belhassen Trabelsi, le frère aîné, un grand dadais qui fume des Cristal et porte des shorts trop courts, fait office de chef de famille. Il encourage sa sœur à user de ses charmes pour trouver de nouveaux bienfaiteurs. Le comportement de Leila frise la prostitution, mais les Trabelsi s’en moquent. Sauf Adil, un autre frère, qui reproche à sa sœur d’entretenir des relations extraconjugales sous le toit familial. D’ailleurs, son mari n’est pas capable de lui assurer une vie fastueuse, alors Leila divorce en 1984.

Selon une voisine de l’époque, c’est au même moment qu’une Mercedes blanche commence à fréquenter le quartier. La voiture vient toujours se garer au même endroit, en plein milieu de la place des Djerbiens dans la médina de Tunis. Les voisins se penchent aux fenêtres pour épier l’étrange visiteur sanglé dans un costume traditionnel. L’homme traverse la place, pousse la porte en bois de l’immeuble décrépi, passe la cage d’escalier sombre et poussiéreuse et monte au premier étage. A travers les minces cloisons, Aïcha, la voisine, entend tout. Elle sait que c’est le nouvel amant de Leila et qu’il adore la cuisine de sa mère, Saida. « Un jour, nous raconte-t-elle, un voisin l’a salué, l’homme a répondu. Le voisin a reconnu Ben Ali, il était déjà très connu ! »

A Tunis, il existe plusieurs versions de la rencontre entre ce haut fonctionnaire déjà très en vue et cette charmante ­petite Leila. Ce dont on est sûr, c’est qu’ils ont des amis communs qui, comme eux, aiment la fête. Leila et Ben Ali se sont sans doute croisés à la fin des années 70 dans l’une de ces soirées. 
Le « coup de foudre » aura lieu en 1984. Leila est alors ­séparée de son mari, elle vit avec Gadour, dit « le fleuriste », entre Tunis et Paris. Trafiquant en tout genre, ce jeune Tunisois vend du jasmin à Paris, gare Saint-Lazare, dans les cabarets tenus par la mafia tunisienne. « On était des petites frappes », se souvient l’un d’eux, qui raconte que, dans leurs paniers en osier, les vendeurs de jasmin proposaient surtout de la cocaïne. Leila, qui vit avec Gadour à Asnières et à Gennevilliers, vend du jasmin. Pour lui, elle est la femme de sa vie, il la couvre de cadeaux. Pour elle, c’est une histoire parmi d’autres.

Leila aime se promener en Italie pour faire des emplettes. Un jour, la belle brune se fait confisquer son passeport à la douane en rentrant en Tunisie. Rien de grave, mais, pour le récupérer, il lui faut tout de même user de ses charmes. Elle s’arrange avec ses relations de la nuit tunisoise pour obtenir un rendez-vous avec tel haut fonctionnaire qui vient de passer quatre années en Pologne en tant qu’ambassadeur de ­Tunisie, il s’agit de Ben Ali. Une fois son passeport en main, elle décidera de l’utiliser moins souvent, préférant rester à Tunis, près de ce dernier. « Gadour n’a rien pu faire, elle l’a quitté pour Ben Ali », confie un ami du « fleuriste », restaurateur à ­Belleville.

Fou amoureux, Ben Ali loue pour Leila un appartement dans un quartier résidentiel de Tunis. Elle s’y installe avec sa mère, deux de ses sœurs et son frère Belhassen. Ben Ali charge le chef de la sécurité du palais de gérer en toute discrétion cette double vie. Déjà le futur président semble avoir succombé au magnétisme ensorcelant de Leila. En 1986, elle lui donne une première fille : Nesrine. La famille de Ben Ali n’est pas au courant jusqu’à ce qu’un chauffeur commette une gaffe monumentale. « A l’époque, il n’y avait pas de couches en Tunisie, il fallait les rapporter de Paris », raconte un proche de la famille Ben Ali qui faisait souvent des allers et retours avec la France. « Un jour, j’ai été chargé d’en rapporter à Tunis », s’amuse ce dernier. Le chauffeur à qui il remet le colis à l’aéroport de Tunis-Carthage commet l’imprudence de livrer directement le paquet au domicile du ministre et non à son bureau, comme on le lui avait demandé. A la porte, la femme et les filles de Ben Ali ne comprennent pas à qui ces couches sont destinées. « Mais si ! C’est pour Monsieur le ministre », insiste le chauffeur, révélant malgré lui la double vie de son patron.
Quand Ben Ali épouse Leila, le masque tombe

Lorsqu’en 1987 Ben Ali prend le pouvoir, Leila est déjà sa maîtresse quasi officielle, du moins pour tout le petit cercle qui entoure le ministre. Commence alors une course effrénée entre deux clans ennemis : la famille officielle du président Ben Ali et sa famille officieuse. En 1992, Ben Ali épouse Leila, qui prend définitivement le pouvoir. Le masque tombe. L’épouse étend son influence au ­palais, et son frère Belhassen joue les oligarques. Il s’associe de force aux entreprises prospères, devient en un temps record l’un des « hommes d’affaires » les plus puissants du pays. Il joue les promoteurs immobiliers. Les Domaines de l’Etat lui revendent au rabais des propriétés sublimes qu’il agrandit à sa guise. « Un jour, Belhassen Trabelsi est venu nous dire que la moitié de cette demeure qui nous appartient depuis le XIXe siècle était à lui », nous raconte Selma Jabbes, descendante de la très ­respectée famille Kabadou à Tunis. « Nous avons fait un procès que nous avons perdu car il avait falsifié les registres du cadastre. » Mais ce n’est pas tout : l’homme d’affaires fait ­ensuite obturer les fenêtres de ses voisins au prétexte que « l’air lui appartient ».

Plus tard, il repère un joli terrain face au Musée océanographique de Salammbô. Il n’est pas à vendre, une maison y a été édifiée dans les années 50 par Henri Heldt, le fondateur de la station océanographique. Ses descendants sont des ­Parisiens qui ne viennent qu’une fois par an. Le reste du temps, elle est gardée par un pêcheur, un voisin y gare sa voiture dans la cour. Un jour, la milice débarque, force les portes et change les serrures. La maison est détruite et, sur le terrain, les ­Trabelsi font construire une villa cossue pour leur maman, Saida, qui s’y installe, tranquillement. Depuis Paris, la famille Heldt agite les bras sans succès. Cinq ans plus tard, une intervention de Jacques Chirac poussera Ben Ali à les indemniser.
Les accès de violence de Leila, la «sorcière»

Voilà comment les Trabelsi s’emparent du pays, roulant sans plaques d’immatriculation, bloquant des rues entières pour mener leurs enfants à l’école, mobilisant des gardes pour surveiller les professeurs afin qu’ils se montrent cléments. ­Mourad Trabelsi, un autre frère de Leila, qui a tissé des liens avec les mafias du sud de l’Italie, importe de la cocaïne, dont Imed, leur neveu, et sa clique sont de fervents consommateurs. Bref, en plus d’un toupet inimaginable, la fratrie trempe dans tous les « bizness ». Au palais de Carthage, Leila maltraite ses employés. Dans le livre « Dans l’ombre de la reine »(éd. Michel Lafon), son ancien ­majordome rapporte un témoignage accablant sur les accès de ­violence de la « sorcière », des accès qui frôlent le sadisme. Pis, elle martyrise son mari, qui apparaît complètement sous influence.

Ceux qui s’intéressent de trop près à la vie de la première dame risquent gros. C’est le cas de Slim Bagga, journaliste d’opposition exilé en France, rédacteur en chef de « L’Audace ». Il y rapporte dans les moindres détails les virées shopping de Leila rue du Faubourg-Saint-Honoré, ses caprices de parvenue pour décoller de Roissy après la fermeture de l’aéroport ou, plus grave, ses escapades amoureuses à Paris. Blessé, Ben Ali menace de cesser toute relation avec la France, y compris dans le domaine du terrorisme, si « L’Audace » continue de ­paraître. Place Beauvau, l’affaire est prise très au sérieux. Conséquence : « L’Audace » s’arrêtera en 2007. Malgré la ­publication de « La régente de Carthage », de Nicolas Beau et Catherine Graciet, deux ans plus tard, le peuple tunisien continuera de subir cette première dame, matrone d’un clan mafieux qui règne sans foi ni loi. Aujourd’hui considéré comme un ouvrage de référence, ce brûlot circulera sous le manteau jusqu’en 2011.

Depuis sept mois, Leila a cessé de sévir. Son image artificielle de « femme moderne » a volé en éclats, et cela en dépit de ses ­titres (présidente de l’Organisation de la femme arabe...), ses distinctions, médailles et blasons, remis en hommage à son « profond humanisme ». La femme d’Etat n’est plus, reste la « sorcière ». Son clan a été dissous, ou presque. Dans la caserne où étaient encore récemment enfermés une trentaine de membres de la famille Trabelsi, des soldats s’amusaient avec la Bentley d’Imed. Le destin de Ben Ali intéresse beaucoup moins les Tunisiens que celui de sa femme. Lui était déjà vieux et malade avant la chute. De nombreuses rumeurs circulent au sujet de Leila. Dernières rumeurs en date, la quinquagénaire continuerait de mener une vie mondaine en Arabie saoudite, où elle prodiguerait des conseils beauté aux princesses ! Tout le monde se demande ce que mijotent ses derniers sbires qui hantent encore des ruelles de Tunis ou des bars glauques de province.

Alors que la Lebanese Canadian Bank vient seulement, le 31 mai, de geler 29 millions de dollars sur un compte à son nom, les Tunisiens se demandent où sont passés les fameux lingots d’or disparus des coffres de la Banque centrale. Ils se doutent bien que l’ex-première dame a pu cacher des trésors aux quatre coins de la planète. Assez pour vivre confortablement à l’abri de la haine de son peuple.

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