Excellente interview que Radhi Meddeb vient d'accorder à nos confrères de WMC. En modifiant le titre, nous la reproduisons dans son intégralité parce qu'elle dresse sans équivoque l'état économique, politique, social et sécuritaire de la Tunisie, deux ans après la "révolution du jasmin". Cet expert économique international est très pessimiste quant à l'avenir, à moins que...
Radhi Meddeb : La situation économique s’est considérablement dégradée au cours des deux dernières années. Aujourd’hui, nous sommes au tout début de 2013 et derrière nous deux années de révolution, et si je jette un regard rétrospectif sur ce laps de temps, je jugerais personnellement que beaucoup de nos chances ont été malheureusement gâchées. Nous n’avons même pas répondu ou commencé à répondre aux exigences légitimes de la révolution. Exigences représentées par l’emploi, un meilleur équilibre régional, une meilleure distribution des fruits de la croissance et une meilleure performance de notre système d’éducation et de formation.
Voilà les véritables chantiers et les véritables défis, et sur ces différentes questions, malheureusement j’ai l’impression que les choses sont restées au même stade, si ce n’est qu’elles ont empiré.
Le chômage, un des défis majeurs, est passé, officiellement, de 13% en 2010 à plus de 17% en 2012. Aujourd’hui, le problème semble se compliquer car on nous dit que le Tunisien refuse de travailler. Par conséquent, non seulement, il y a du chômage mais c’est un aveu d’échec que de nous dire qu’on ne voit pas comment remettre les jeunes tunisiens au travail. Ce qui se meut en un double défi : celui du chômage et celui d’inciter les Tunisiens à reprendre goût au travail.
Pour ce qui est des autres indicateurs économiques, nous observons une aggravation de l’inflation qui était de 3% et qui se situe aujourd’hui de manière durable autour de 5,5% à 6%. Une inflation qu’il faut avoir le courage politique d’admettre comme étant structurelle pour pouvoir avoir une chance de la traiter au lieu de promettre qu’elle reviendra à 4,5% en 2013. Car ce n’est pas parce qu’on l’annonce dans le budget qu’elle sera disciplinée et se mettra d’elle-même à 4,5%.
Une étude récente de la Banque africaine de développement a démontré que cette inflation est structurelle et que tous les ingrédients sur terrain plaident pour son aggravation sur les prochains mois et les prochaines années. Puisqu’elle est déjà de l’ordre de 5,7% malgré le blocage de beaucoup de produits administrés et malgré la compensation qui pèse aujourd’hui plus de 15% du budget de l’Etat. Un jour ou l’autre, nous serons obligés de libérer les prix des produits subventionnés, ce qui aura une forte implication sur l’inflation et sur les conditions économiques et sociales des populations, surtout celles fragiles et vulnérables pour lesquelles il va falloir identifier des solutions. Plus nous retardons l’examen de cette question, plus la sortie de la crise risque d’être pénible et difficile.
En matière de fondamentaux économiques, il y a l’inflation, mais il y a aussi la situation de la balance des paiements et celle des réserves de change. La balance des paiements a atteint des déficits que nous n’avons jamais atteints de l’histoire de la Tunisie à la fois en termes absolus mais aussi en termes de dégradation du taux de couverture de nos importations par nos exportations.
En termes absolus sur les dix premiers mois de l’année, nous sommes à un déficit de la balance des paiements de l’ordre de 10 milliards de dinars. Les montants ont doublé d’une année sur l’autre, tout comme le taux de couverture de nos importations par nos exportations qui s’est dégradé à des niveaux que nous n’avons jamais atteints auparavant. Il est évident que cela est lié à l’explosion des importations et à la faiblesse des exportations.
Qu’en est-il du déficit budgétaire?
Traditionnellement, et jusqu’en 2010, le déficit budgétaire était contenu à un niveau inférieur à 3%, aujourd’hui, nous allons vers des déficits officiels de l’ordre de 7% et qui risquent de s’amplifier. La situation se complique encore plus si nous rajoutons à cela le fait que la note souveraine de la Tunisie a été plusieurs fois dégradée depuis la révolution, et que nous nous retrouvons aujourd’hui dans une zone considérée comme spéculative alors qu’auparavant nous bénéficiions de l’investment grade. Ajoutez à cela une situation sécuritaire et politique qui non seulement ne s’est pas stabilisée mais qui s’est même dégradée.
Les besoins de la Tunisie en financements extérieurs explosent, les taux d’endettement ont augmenté de 20% en 2 années. Nous sommes passés de moins de 40% à plus de 48%, ce qui dans l’absolu, reste des taux acceptables au vu de ce qui existe à l’international. Mais ce qui alarme c’est le rythme avec lequel ces taux augmentent, 20% en tout juste 24 mois, c’est énorme, mais c’est surtout l’absence de perspective qui nous permet d’envisager l’inversion de la tendance qui fait l’objet de nos préoccupations aujourd’hui.
A quel niveau se situe ce gâchis dont vous avez parlé au début de l’entretien ?
La révolution était porteuse de beaucoup d’espoirs, nous y avons cru en Tunisie et le monde y a cru avec nous. Le gâchis est venu de la gestion politique des affaires du pays. Nous étions capables de faire beaucoup mieux et nous ne l’avons pas fait.
Premièrement, la révolution a pris de court toute la classe politique que ce soit les anciens partis d’opposition ou les multiples nouveaux créés juste après son avènement. Aucun parmi ces partis n’avait de programme économique et social ou un projet de société. Aucun n’avait une vision et un rêve à proposer aux Tunisiens. Surtout un rêve en rapport avec les attentes de la révolution. Des attentes strictement économiques et sociales. Et à ce jour, le dossier économique et social est marginalisé. Il n’est traité par personne ni le gouvernement ni l’opposition. Et c’est ce qui explique l’absence de perspectives des populations des régions intérieures du pays et leur révolte permanente, et l’absence de raisons qui puissent susciter l’espoir d’un avenir meilleur pour ces populations.
Les événements récents de Siliana ou ceux de Sidi Bouzid le 17 décembre dernier traduisent le désespoir des populations et leur constat quant à un quotidien qui n’a pas changé et d’un contexte national qui n’annonce pas les prémices d’un changement prochain dans le sens positif.
Plus que cela, l’apparition tolérée par les autorités d’une certaine forme d’extrémisme religieux qui a favorisé l’instabilité politique et l’insécurité dans le pays. Les événements du 14 septembre 2012 -l’attaque à l’encontre de l’ambassade US et de l’école américaine- laisseront malheureusement des traces indélébiles en Occident et auront nécessairement des répercussions sur nos relations économiques et politiques dans le monde.
Ceci étant, c’est cet Occident qui a soutenu l’instauration d’un régime islamiste prétendu «modéré» en Tunisie… Le pouvoir en place est également le produit de l’Occident…
Ce pouvoir est surtout le produit de la société tunisienne. Ce sont quand même les Tunisiens qui ont voté pour une majorité qui est ce qu’elle est. L’Occident l’a favorisé au départ et lui a fait confiance par la suite en prenant pour argent comptant les annonces faites en matière de volonté d’instauration d’une véritable démocratie, de respect des droits de l’homme et d’encouragement de l’approche participative des populations. Il nous revient quand même à nous de définir notre voie et de décider de l’avenir de notre pays sans laisser qui que ce soit, Moyen-Orientaux ou Occidentaux, nous dicter nos choix.
Ce n’est pas ce que semblent décréter nombre d’experts qui prétendent que la Tunisie est un petit pion dans un jeu d’échecs géopolitique qui engagent les grands de ce monde et dont les enjeux pour eux sont de loin plus importants que nous…
Moi-même je partage les analyses des experts et observateurs internationaux en matière de géopolitique, mais ce n’est pas parce qu’il y a un agenda international avec une répartition des rôles dans la région que nous devons l’accepter. Il nous revient à nous Tunisiens de déterminer nos besoins, de fixer nos alliances stratégiques et de nous positionner en fonction de notre intérêt national, celui de notre peuple et des jeunes et des moins jeunes qui ont fait la révolution.
Nous n’avons pas fait la révolution pour nous inscrire dans un agenda décidé ailleurs. Le premier attribut de la souveraineté est de maîtriser son destin soi-même et de fixer les objectifs de la nation en rapport avec ses ambitions et ses attentes.
Comment pourrions-nous en décider alors que ceux qui ont mis en place cet agenda international ont noyé notre pays par des financements occultes et d’énormes quantités d’argent pour manipuler nombre de jeunes illuminés, inconscients de l’importance des enjeux et de leurs conséquences sur notre pays?
Aujourd’hui, il n’y a pas que de l’argent qui circule en Tunisie; y circulent également des armes, y circulent des terroristes djihadistes et des réseaux d’intelligence liés à l’étranger. L’existence et la circulation de tous ces paramètres relève de la responsabilité du gouvernement.
Lequel… ?
Nous avons un gouvernement en exercice depuis plus d’une année. La démocratie engage la responsabilité de ce gouvernement dans tout ce qui se passe dans le pays tout comme est engagée la responsabilité des gouvernements qui l’ont précédé.
Ceci étant, nous ne pouvons manquer de relever que non seulement on n’a pas cherché à établir les circuits de tout cet argent qui circule en Tunisie, mais la situation s’est dégradée sur un tout autre niveau. Il y a une année, on ne parlait pas de Djihadistes terroristes dans notre pays, on ne parlait pas de camps d’entraînement. Lorsqu’il y a 6 mois, un journaliste français d’investigation a parlé de l’existence d’un camp d’entraînement en Tunisie, les autorités lui ont opposé un démenti très fort. Aujourd’hui, ces mêmes autorités confirment et parlent de coordination et de collaboration avec les voisins algériens pour essayer de démanteler et circonscrire ces camps d’entraînement. La responsabilité aurait été de dire dès le départ que la République ne transige pas avec certains principes fondamentaux. L’ordre et la justice sont les attributs de la violence légale mise entre les mains de tout gouvernement.
Le problème est que ce gouvernement nous donne l’impression de se tromper de priorités. La lutte contre la corruption, la justice transitionnelle, le jugement de ceux qui ont opprimé le peuple sont les chevaux d’une bataille qui a fini par être lassante, d’autant plus que nous n’avons aucune avancée sur le terrain. Pire rien ne se fait sur le volet socio-économique. Où est la faille?
Je pense que les priorités de la Tunisie ont été et restent les mêmes depuis au moins deux années sinon plus. Je l’ai déjà dit, nos priorités sont économiques et sociales. Tout le reste, c’est de la diversion. On essaye d’allumer des feux pour détourner l’attention des véritables problèmes.
Effectivement, nous avons l’impression que le gouvernement considère aujourd’hui que nos priorités sont strictement politiques dans le sens où les siennes sont de rester au pouvoir et d’islamiser la société. Ses priorités ne sont pas politiques dans le sens de l’écriture de la Constitution; elles ne sont pas politiques dans le sens de l’annonce d’une feuille de route politique, claire, engageante et crédible; elles ne sont pas politiques dans le sens de l’organisation d’élections libres et transparentes grâce auxquelles l’alternance au pouvoir peut être envisagée sereinement. L’agenda du gouvernement ne semble pas correspondre aujourd’hui à l’agenda des populations.
Quelle serait, selon vous, la porte de sortie dans ce cas?
Il faut aller au plus vite dans l’achèvement de la rédaction de la Constitution; il faut terminer au plus vite avec l’état transitoire du pays. Et ce n’est pas le remaniement ministériel dont on parle depuis au moins 6 mois -date du congrès d’Ennahdha- qui aidera le pays à avancer. C’est encore une manœuvre de diversion.
Un remaniement aujourd’hui voudrait dire que de nouveaux ministres vont prendre la température de leurs départements, ce qui demandera 3 à 4 mois, vont lancer des consultations pour définir des politiques à mettre en œuvre, ce qui exigera encore plus de temps, et ceci nous projettera en plein été. C’est une saison creuse où il ne se passe rien (séance unique, ramadan et congés).
Si nous procédons à un remaniement ministériel aujourd’hui, nous condamnons le pays à l’immobilisme pour les 9 prochains mois. Lorsque nous savons que les élections sont annoncées pour l’automne 2013, ce dont je doute sérieusement, cela veut dire que le statut quo va être maintenu et rien ne sera fait pour améliorer la situation du pays.
En fait, la vraie solution consisterait à définir un agenda politique clair rapidement et de manière consensuelle.
Le chef du gouvernement a fixé l’agenda, en proposant le 30 juin prochain pour des élections parlementaires et 4 mois plus tard, l’élection présidentielle.
Tout le monde assure que ces délais sont impossibles. L’expérience des élections d’octobre 2011 le prouve. Comment une ISIE, dont la composition n’est toujours pas connue, dont le règlement intérieur n’est toujours pas fixé et dont les membres sont à ce jour d’illustres inconnus, pourrait-elle organiser des élections dans une conjoncture aussi délicate et instable que celle que nous vivons aujourd’hui? Tous ceux qui ont fait de la planification de projets savent que l’on ne peut pas fixer la date d’arrivée si nous ignorons ce qui va se passer d’ici là. Personne ne sait à ce jour quand l’écriture de la Constitution s’achèvera.
Habib Khidhr, le rapporteur général de la Constituante avait déclaré, il y a quelques semaines, que le processus d’écriture de la Constitution devrait nous ramener à octobre/novembre 2013. Comment pourrait-on dans ce cas organiser des élections au mois de juin 2013? Ce n’est pas possible. Tout ce que nous entendons comme déclarations à ce propos sont des fausses annonces destinées à occuper les gens et à les détourner des véritables problématiques socio-économiques du pays.
Quel est dans ce cas le rôle de la société civile, et vous en faites partie, pour informer, éclairer et sensibiliser la population à ces véritables enjeux?
N’oublions pas que 50% de la population tunisienne en âge de voter en 2011 ne l’a pas fait, alors que nous étions en plein élan postrévolutionnaire. C’est extrêmement important d’autant plus que la classe politique a tendance à ignorer ce fait et à nous le faire oublier. Il y avait une désaffection importante par rapport à l’ensemble de la classe politique. Aujourd’hui, il semble que la désaffection soit plus importante que celle d’octobre 2011. Il ne faut pas que nous arrivions à de nouvelles élections avec uniquement 30 à 40% de la population en âge de voter qui le fasse, tout le monde y perdrait de sa crédibilité et de sa légitimité.
La société civile depuis la révolution est extrêmement active. Elle multiplie les associations, elle multiplie les actions et les démarches. Mais elle n’est pas coordonnée et c’est le propre de la société civile, elle n’a pas les moyens humains et financiers d’assurer son rôle comme il se doit et prendre en charge tous les problèmes que pose la situation actuelle du pays.
Les premiers gouvernements postrévolutionnaires ont mis énormément de temps à changer les réglementations en vigueur concernant la création des associations. Ce n’est qu’en septembre 2011 que le texte sur les associations a été promulgué et c’est un texte qui n’a pas résolu toutes les difficultés. Aujourd’hui les associations continuent à voir leurs actions entravées par des pratiques et des textes qui datent de la phase prérévolutionnaire.
Ceci étant, le travail consenti par la société civile depuis le 14 janvier est extrêmement méritoire. C’est cette société civile qui a pu s’opposer par des actions concrètes et par une grande pression aux tentatives d’atteinte à nos droits et nos acquis. Nous nous souvenons tous de la grande mobilisation du 13 août dernier quand il était question de renier les droits des femmes en Tunisie.
C’est aussi la société civile qui s’est opposée à l’inscription de la chariaâ comme source de droit dans la Constitution. C’est également la société civile qui continue à se mobiliser pour la défense des droits de l’Homme.
Le levier le plus important du changement est entre les mains du peuple, et je crains que la dégradation de la situation économique et sociale, surtout dans les régions intérieures, ne nous prépare à des lendemains qui ne chantent pas.
Vous brossez-là un tableau assez pessimiste du proche avenir de la Tunisie…
C’est la réalité telle que je la vois, l’optimisme béat ne permet pas de prendre conscience des difficultés pour opérer sur la réalité.
Quels sont les mécanismes qui obligeraient les pouvoirs publics à aller plus vite dans le sens d’un changement réel de la situation actuelle du pays?
Les pouvoirs publics nous opposent à chaque fois le principe de la légitimité des urnes. Il ne semble pas aujourd’hui qu’il y ait un mécanisme pacifique qui permette de faire prendre raison et d’aller vite dans le processus de finalisation d’une Constitution moderne et consensuelle et pas élaborée pour la majorité de la majorité d’une minorité du peuple. Puisqu’il s’agit là d’une partie de la moitié du peuple qui a voté. De cette moitié a émergé une majorité et il ne faudrait pas que la Constitution soit le résultat du choix de cette majorité toute relative si nous devions compter le million trois cent-cinquante mille voix parties en fumée.
Nous sommes partis au début de la révolution dans des voies qui semblaient être les meilleures à un moment donné et lesquelles aujourd’hui semblent être difficilement passantes. Car il est une question qui se pose avec acuité : avec quelle Constitution nous allons sortir?
Notre projet de Constitution est mal rédigé. Car, en principe, la rédaction d’une Constitution doit relever de l’expertise en ce sens que les politiques définissent les grands axes, les choix fondamentaux de la Constitution, le type de régime, question qui n’est toujours pas tranchée à ce jour.
On s’escrime à rédiger la Constitution alors que les principes fondamentaux qui doivent la régir ne sont pas encore définis. C’est simple, on a mis la charrue devant les bœufs. Il aurait fallu que le politique se limite à son champ et s’appuie sur des experts qui mettent leur savoir à sa disposition pour traduire sa volonté politique. Les experts ont le rôle de mettre en musique la volonté politique.
Il aurait fallu commencer par trancher les questions fondamentales de la Constitution, la nature du régime, la séparation des pouvoirs, les mécanismes de contre-pouvoir, les garde-fous au pouvoir pour permettre aux experts de coucher sur papier tout cela dans un langage savant, bien écrit, respectueux de la volonté politique et dénué de toute ambigüité. La démocratie ne veut pas dire que les élus du peuple doivent tout faire. Ces élus ont la légitimité issue des urnes et doivent traduire la volonté de leurs électeurs. Une volonté qu’ils doivent exprimer en langage politique qui doit être finalisée par des experts.
Nous sommes malheureusement très loin de cette démarche.
Tunisie-Secret: cette interview a été publié par WMC : www.webmanagercenter.com
M.Radhi Meddeb est expert économique international, PDG de Comete Engineering et acteur actif de la société civile.
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La rédaction