Mardi matin, Tribunal de première instance de Casablanca. Les allées, pourtant larges, de l’imposante bâtisse du centre-ville sont noires de monde. Avocats, badauds, policiers et justiciables y déambulent avec de gros dossiers sous le bras, accrochés au téléphone ou courant derrière un greffier ou un fonctionnaire du tribunal. Dans les salles d’audience, les dossiers à traiter s’empilent sur les bureaux des juges, obligés de liquider des centaines d’affaires en quelques heures seulement. Une aile du tribunal échappe pourtant à cette agitation presque routinière. On y accède par un escalier situé à l’extrémité de l’aile est du bâtiment. Ici, pas de policiers pour filtrer les visiteurs ou pour vérifier leur identité. Au bout des marches, un couloir désert et étroit accueille une enfilade de vieux bureaux aux portes identiques. Un calme plat (presque inquiétant) règne sur les lieux, baignés de soleil en ce début de matinée du mois de septembre. La porte entrebâillée du “133” laisse enfin apparaître une silhouette humaine. Un homme à la barbe blanche, kippa vissée sur la tête, planche sur ses dossiers dans un décor qui semble être figé depuis le début des années 1970. Bienvenue au tribunal hébraïque ! “Dites plutôt chambre hébraïque”, nous corrige, sourire en coin, Yosef Israel, rabbin juge. L’homme seconde le grand rabbin du Maroc. C’est donc une autorité religieuse respectée, fréquemment invitée aux fêtes et aux réceptions officielles, et un magistrat à part entière.
Talmud on my mind
Fonctionnaire du ministère de la Justice, il rend ses jugements en arabe et au nom du roi, comme tous les autres juges du pays. Il porte la même robe et accepte les plaidoiries des mêmes avocats agréés auprès des différentes cours du royaume. Les références de Yosef Israel sont pourtant différentes. Sur son bureau, aucune trace du Code pénal ou de celui relatif au statut personnel. Pour trancher dans les affaires qui lui sont soumises, notre rabbin juge consulte deux ouvrages majeurs : le Talmud et le Code Karo. Le premier est le livre fondamental de la loi juive. Le deuxième est un manuel rédigé par un grand rabbin, qui compile toutes les lois énoncées par le Talmud. “Je consulte des textes en hébreu, je rédige souvent mes jugements en français et les publie en arabe. Je suis fonctionnaire d’un Etat musulman, qui a la possibilité de juger selon les lois de Moïse. Tout cela est un grand motif de fierté pour moi, surtout quand je parle de mon expérience à l’étranger”, résume Yosef Israel. Mais attention, les chambres hébraïques ne sont compétentes que pour les affaires relatives au statut personnel de personnes de confession juive (mariages, divorces, héritage). En tout, la communauté israélite marocaine dispose de trois chambres spécialisées à Casablanca, Tanger et Marrakech, où siègent sept rabbins juges. “Un cas unique dans le monde arabo-musulman”, rappelle Zhor Rhihil, conservatrice du Musée du judaïsme marocain à Casablanca.
Tribunal cacher
Jusqu’aux années 1950, la métropole accueillait un tribunal hébraïque indépendant dont le siège se trouvait au boulevard Ziraoui. Des chambres spécialisées existaient dans plusieurs autres villes du royaume. Mais à partir des années 1970, le tribunal a été, à son tour, transformé en chambre judiciaire spécialisée. “A cette époque, il y avait encore beaucoup de juifs dans le pays. La chambre se trouvait au rez-de-chaussée du Tribunal de première instance. Aujourd’hui, nous sommes censés rejoindre le tribunal de la famille à Oulfa, mais ce n’est pas pratique pour la communauté. Notre présence ici (au Tribunal de première instance, ndlr) n’est donc pas officielle, elle est tolérée”, raconte, sur le ton de la confidence, Rabbi Yosef Israel, fréquemment interrompu par des appels téléphoniques. A l’autre bout du fil, des membres de “la communauté” qui se renseignent sur l’état d’avancement de leurs dossiers. “Pratiquement tous ont mon numéro de téléphone. Nous traitons plusieurs dossiers de personnes installées à l’étranger et qui doivent gérer l’héritage laissé par un proche décédé au Maroc. Parfois, on travaille à distance”, explique notre interlocuteur.
A première vue, l’exercice des rabbins juges du Maroc peut paraître simple, limite routinier : appliquer des règles religieuses spécifiques à une communauté bien identifiée. Mais c’est loin d’être le cas. “Nous recevons parfois des cas compliqués. Je me rappelle par exemple de cette femme qui s’est présentée à moi pour une affaire de divorce. Le certificat de mariage de ses parents prouvait bien qu’elle était juive, mais après enquête, je me suis aperçu qu’elle s’était convertie à l’islam en se mariant à un Marocain musulman. Elle voulait donc redevenir juive pour fuir les problèmes qu’elle vivait avec son mari. Mais cela est formellement interdit par la loi. Je ne suis pas là pour convertir les gens ou faire du prosélytisme. C’est d’ailleurs valable même pour les personnes de confession catholique qui me consultent. C’est une porte que les rabbins marocains n’ont jamais voulu ouvrir”, souligne Israel. De la même manière, le rabbin juge ne peut pas marier deux Marocains de confession juive et musulmane. Ce qui n’empêche pas certaines unions libres… qui finissent assez mal. “Un couple dans ce cas de figure a préféré ignorer la loi. Après plusieurs années de mariage contracté à l’étranger et trois enfants, ils décident de divorcer. Le tribunal civil marocain s’est déclaré incompétent parce qu’il a estimé que les enfants étaient juifs comme leur père. La chambre rabbinique s’est, elle aussi, déclarée incompétente considérant que les enfants étaient musulmans comme leur mère. Notre couple a, du coup, dû régler son affaire devant un tribunal étranger”, nous raconte cet homme d’affaires juif casablancais.
Minority Report
Pour autant, la chambre hébraïque de Casablanca ne croule pas sous les dossiers. En moyenne, les cinq juges qui y siègent ne traitent pas plus de six dossiers par mois. Dans le bureau de Yosef Israel, les archives des vingt dernières années tiennent d’ailleurs en quelques étagères seulement. “Ce n’est pas le nombre qui est important mais le principe. Celui qui fait que ce pays, dont la religion officielle est l’islam, permette à ses citoyens de confession juive de se marier, de divorcer et d’hériter selon les lois hébraïques”, affirme Israel. Existe-t-il des similitudes entre ces lois et le Code du statut personnel marocain par exemple ? Certainement, répond notre interlocuteur. “Dans les années 1950, les rabbins du Maroc se sont réunis dans le cadre de leur conseil annuel. Ils ont réformé les textes de manière à permettre à la femme non mariée d’hériter à part égale avec ses frères mâles. Depuis, l’épouse hérite également à part égale avec ses enfants. Avant, elle n’avait droit qu’à la dot inscrite sur son acte de mariage. Vous voyez donc bien que les rabbins du royaume étaient habités par le même modernisme qui a permis au Maroc, des années plus tard, de réformer son Code du statut personnel et d’être ainsi un cas unique dans la région arabe”, conclut Israel.
Profession. Juge et rabbinYosef Israel est né au début des années 1950 à Tétouan. En 1972, il part étudier le droit en France mais n’interrompt pas son apprentissage religieux pour autant. Les années passent et le jeune Yosef revient s’installer au pays en 1981. Il épouse une juive fassie et fonde une famille. “A la fin des années 1980, on m’a proposé de devenir juge à la chambre hébraïque. Les magistrats en poste à cette époque prenaient de l’âge. Il fallait donc redonner un nouveau souffle à ces chambres. Je n’ai pas hésité une seconde”, explique-t-il. Aujourd’hui, Yosef Israel partage sa vie entre le tribunal et la synagogue. “J’assume aisément les deux fonctions. Ce n’est pas toujours évident pour les justiciables qui se présentent devant moi. Ils ont plus l’impression d’avoir affaire à un rabbin. Il arrive d’ailleurs que certains me manquent de respect, auquel cas je n’hésite pas à prononcer quelques heures au cachot pour offense à magistrat, mais c’est très rare”, affirme-t-il.
Source : Islam et Info
Talmud on my mind
Fonctionnaire du ministère de la Justice, il rend ses jugements en arabe et au nom du roi, comme tous les autres juges du pays. Il porte la même robe et accepte les plaidoiries des mêmes avocats agréés auprès des différentes cours du royaume. Les références de Yosef Israel sont pourtant différentes. Sur son bureau, aucune trace du Code pénal ou de celui relatif au statut personnel. Pour trancher dans les affaires qui lui sont soumises, notre rabbin juge consulte deux ouvrages majeurs : le Talmud et le Code Karo. Le premier est le livre fondamental de la loi juive. Le deuxième est un manuel rédigé par un grand rabbin, qui compile toutes les lois énoncées par le Talmud. “Je consulte des textes en hébreu, je rédige souvent mes jugements en français et les publie en arabe. Je suis fonctionnaire d’un Etat musulman, qui a la possibilité de juger selon les lois de Moïse. Tout cela est un grand motif de fierté pour moi, surtout quand je parle de mon expérience à l’étranger”, résume Yosef Israel. Mais attention, les chambres hébraïques ne sont compétentes que pour les affaires relatives au statut personnel de personnes de confession juive (mariages, divorces, héritage). En tout, la communauté israélite marocaine dispose de trois chambres spécialisées à Casablanca, Tanger et Marrakech, où siègent sept rabbins juges. “Un cas unique dans le monde arabo-musulman”, rappelle Zhor Rhihil, conservatrice du Musée du judaïsme marocain à Casablanca.
Tribunal cacher
Jusqu’aux années 1950, la métropole accueillait un tribunal hébraïque indépendant dont le siège se trouvait au boulevard Ziraoui. Des chambres spécialisées existaient dans plusieurs autres villes du royaume. Mais à partir des années 1970, le tribunal a été, à son tour, transformé en chambre judiciaire spécialisée. “A cette époque, il y avait encore beaucoup de juifs dans le pays. La chambre se trouvait au rez-de-chaussée du Tribunal de première instance. Aujourd’hui, nous sommes censés rejoindre le tribunal de la famille à Oulfa, mais ce n’est pas pratique pour la communauté. Notre présence ici (au Tribunal de première instance, ndlr) n’est donc pas officielle, elle est tolérée”, raconte, sur le ton de la confidence, Rabbi Yosef Israel, fréquemment interrompu par des appels téléphoniques. A l’autre bout du fil, des membres de “la communauté” qui se renseignent sur l’état d’avancement de leurs dossiers. “Pratiquement tous ont mon numéro de téléphone. Nous traitons plusieurs dossiers de personnes installées à l’étranger et qui doivent gérer l’héritage laissé par un proche décédé au Maroc. Parfois, on travaille à distance”, explique notre interlocuteur.
A première vue, l’exercice des rabbins juges du Maroc peut paraître simple, limite routinier : appliquer des règles religieuses spécifiques à une communauté bien identifiée. Mais c’est loin d’être le cas. “Nous recevons parfois des cas compliqués. Je me rappelle par exemple de cette femme qui s’est présentée à moi pour une affaire de divorce. Le certificat de mariage de ses parents prouvait bien qu’elle était juive, mais après enquête, je me suis aperçu qu’elle s’était convertie à l’islam en se mariant à un Marocain musulman. Elle voulait donc redevenir juive pour fuir les problèmes qu’elle vivait avec son mari. Mais cela est formellement interdit par la loi. Je ne suis pas là pour convertir les gens ou faire du prosélytisme. C’est d’ailleurs valable même pour les personnes de confession catholique qui me consultent. C’est une porte que les rabbins marocains n’ont jamais voulu ouvrir”, souligne Israel. De la même manière, le rabbin juge ne peut pas marier deux Marocains de confession juive et musulmane. Ce qui n’empêche pas certaines unions libres… qui finissent assez mal. “Un couple dans ce cas de figure a préféré ignorer la loi. Après plusieurs années de mariage contracté à l’étranger et trois enfants, ils décident de divorcer. Le tribunal civil marocain s’est déclaré incompétent parce qu’il a estimé que les enfants étaient juifs comme leur père. La chambre rabbinique s’est, elle aussi, déclarée incompétente considérant que les enfants étaient musulmans comme leur mère. Notre couple a, du coup, dû régler son affaire devant un tribunal étranger”, nous raconte cet homme d’affaires juif casablancais.
Minority Report
Pour autant, la chambre hébraïque de Casablanca ne croule pas sous les dossiers. En moyenne, les cinq juges qui y siègent ne traitent pas plus de six dossiers par mois. Dans le bureau de Yosef Israel, les archives des vingt dernières années tiennent d’ailleurs en quelques étagères seulement. “Ce n’est pas le nombre qui est important mais le principe. Celui qui fait que ce pays, dont la religion officielle est l’islam, permette à ses citoyens de confession juive de se marier, de divorcer et d’hériter selon les lois hébraïques”, affirme Israel. Existe-t-il des similitudes entre ces lois et le Code du statut personnel marocain par exemple ? Certainement, répond notre interlocuteur. “Dans les années 1950, les rabbins du Maroc se sont réunis dans le cadre de leur conseil annuel. Ils ont réformé les textes de manière à permettre à la femme non mariée d’hériter à part égale avec ses frères mâles. Depuis, l’épouse hérite également à part égale avec ses enfants. Avant, elle n’avait droit qu’à la dot inscrite sur son acte de mariage. Vous voyez donc bien que les rabbins du royaume étaient habités par le même modernisme qui a permis au Maroc, des années plus tard, de réformer son Code du statut personnel et d’être ainsi un cas unique dans la région arabe”, conclut Israel.
Profession. Juge et rabbinYosef Israel est né au début des années 1950 à Tétouan. En 1972, il part étudier le droit en France mais n’interrompt pas son apprentissage religieux pour autant. Les années passent et le jeune Yosef revient s’installer au pays en 1981. Il épouse une juive fassie et fonde une famille. “A la fin des années 1980, on m’a proposé de devenir juge à la chambre hébraïque. Les magistrats en poste à cette époque prenaient de l’âge. Il fallait donc redonner un nouveau souffle à ces chambres. Je n’ai pas hésité une seconde”, explique-t-il. Aujourd’hui, Yosef Israel partage sa vie entre le tribunal et la synagogue. “J’assume aisément les deux fonctions. Ce n’est pas toujours évident pour les justiciables qui se présentent devant moi. Ils ont plus l’impression d’avoir affaire à un rabbin. Il arrive d’ailleurs que certains me manquent de respect, auquel cas je n’hésite pas à prononcer quelques heures au cachot pour offense à magistrat, mais c’est très rare”, affirme-t-il.
Source : Islam et Info
Alter Info l'Information Alternative
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La rédaction