Environ un quart des Européens seraient mal à l’aise à l’idée d’avoir un Rom pour voisin. À titre de comparaison, seuls 6% ne seraient pas à l’aise vis-à-vis d’un voisin d’une origine ethnique différente en général [1].
Surnommés Tsiganes, Bohémiens, Gitans, Romanichels, mais se nommant eux-mêmes de préférence Roms ou Rroms [2], Manouches, Sintés, Kalés, et Gitans dans le sud de l’Europe, ils seraient, d’après l’European Roma Rights Center, entre 12 et 15 millions sur le continent européen, et entre 7 et 9 millions dans l’Union européenne. Les multiples noms qui les désignent illustrent la diversité des groupes qui, selon les régions où ils se sont fixés en Europe, ont connu des histoires très différentes. Cette diversité traduit aussi la difficulté qu’ont les Européens à appréhender un peuple qui n’avait pas, jusque dans les années 1970 [3], de terme global pour s’identifier, tout au moins selon les critères des États nations.
Comme l’explique Jean-Pierre Liégeois, fondateur du Centre de recherches tsiganes :
« Les Roms ne rentrent pas dans les idéologies nationales. Ils forment des groupes, avec des identités socioculturelles différentes, et ne se pensent pas membres d’une identité nationale ». [4]
Un peuple sans État de référence donc, ni ambassades pour entrer en négociation avec les autorités administratives. Aujourd’hui encore, les Roms sont partagés entre l’affirmation du droit de citoyenneté individuel, à l’intérieur de chaque nation, et le principe d’une reconnaissance collective en tant que minorité nationale dans toute l’Europe [5].
Le mot rom signifie « homme ». La seule dénomination partout reconnue par eux est celle des gadgés, terme qui désigne tous ceux qui ne sont pas roms. Outre cette identification négative, ils se réclament surtout de l’appartenance à tel ou tel groupe familial, ainsi que d’une complexe structure de liens de parenté. Présents depuis des siècles dans les différents pays européens, c’est la force de leur organisation sociale qui leur a permis de résister à toutes les tentatives d’intégration, et plus encore de rejet, de la part des sociétés environnantes.
Car leur existence n’a cessé au cours des siècles de soulever méfiance, hostilité, mais aussi fantasmes : depuis la rumeur des Tsiganes voleurs de poules et d’enfants, jusqu’à l’imagerie romantique des diseuses de bonne aventure, danseuses et musiciens nés, vivant dans leurs roulottes. Si certains Roms aiment se tenir à distance des autres sociétés, et parfois jouer des fantasmes projetés sur eux, force est de reconnaître qu’ils ont payé cher le prix de leur différence supposée. En dépit de la diversité des groupes familiaux et de vécus fort différents, les Roms ont fait l’objet de manière récurrente au cours de l’histoire de mesures collectives de répression. Jean-Pierre Liégeois résume ainsi les attitudes qui ont prévalu à l’égard des Roms :
« Le rejet, par le bannissement hors du territoire de l’État, a été une attitude quasi unanimement adoptée par les pouvoirs publics, répétée loi après loi, quelquefois année après année, et pendant des siècles, par exemple pour la France depuis le XVIe jusqu’au milieu du XXe siècle. Les interdictions portent sur le séjour (d’où le bannissement), mais aussi sur le nomadisme (interdiction de se déplacer) et la sédentarisation (interdiction de se fixer, de construire des maisons, interdiction aux populations d’en vendre aux Tsiganes). Au bout du compte c’est l’existence même du Bohémien qui est interdite. »
Lorsqu’il n’est plus possible de le repousser hors du pays,
« il reste à maintenir le dissident hors de la société, soit en l’enfermant, (…) soit en le confinant dans une surveillance quotidienne en dehors de la société ».
L’habitude d’envisager les Roms comme une population « à contrôler » est à l’origine de la loi de 1912 en France, une loi spécifique pour les « nomades » qui prévoyait l’obligation pour chaque individu d’être porteur d’un carnet anthropométrique à faire viser lors de chaque déplacement. Dans ce carnet, qui devait être présenté aux gendarmes à l’arrivée et au départ d’une ville afin qu’ils apposent le sceau de la commune, figuraient les empreintes digitales, les photos de face et de profil, les caractéristiques physiques et les condamnations éventuelles du chef de famille. Il était assorti d’un livret collectif – équivalent du livret de famille – qui détaillait l’état civil de tous les membres de la famille. Bien que français depuis des générations pour la plupart, les « nomades » se voyaient donc attribuer un statut d’exception.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le contrôle se transforme en enfermement : les Tsiganes français seront 6000 à être parqués par le régime de Vichy, dès 1940 dans des camps d’internement à Montreuil-Bellay, Jargeau, Poitiers, Rivesaltes, Saliens, etc. [6]. Ils ne seront relâchés qu’en 1946, bien après la Libération. Aujourd’hui, les historiens redécouvrent en parallèle le rôle joué par les Tsiganes dans la résistance en France.
Il faut attendre 1969 pour que le carnet anthropométrique disparaisse et soit remplacé par un carnet de circulation. De là vient l’appellation « gens du voyage » [7], exclusivement française et administrative, pour désigner ceux qui doivent posséder un carnet de circulation pour se déplacer.
En 1990, la loi Besson devait protéger dans une certaine mesure les droits des voyageurs à stationner dans les communes, sur des terrains prévus à cet effet. Vingt ans après, celle-ci n’est que très partiellement appliquée. Le Secours catholique souligne les difficultés importantes auxquelles continuent de se heurter les voyageurs : terrains ou aires de stationnement insuffisants, pour la plupart dépourvus d’installations sanitaires, accès difficile à une scolarisation adaptée, difficultés pour l’accès aux droits, notamment au droit de vote, pour lequel trois années de résidence sont nécessaires. En France, ce nom de « gens du voyage » suscite aussi une certaine confusion :
d’une part les « gens du voyage » sont loin d’être tous roms [8] ;
d’autre part les Roms sont loin d’être tous des voyageurs (en Europe, on estime même que 95 % d’entre eux sont sédentarisés).
Mais les clichés ont la vie dure. D’autant que s’imaginer les Roms nomades permet d’ignorer plus facilement leur volonté d’intégration locale et aussi de minimiser plus facilement les conséquences de leurs expulsions (« De toute façon ils bougeront, alors… »). En Europe orientale, les Roms n’aiment pas utiliser le terme « Tsigane », qui fait référence à un passé collectif douloureux et particulièrement violent. Dans les principautés roumaines, les Tsiganes, surnommés de cette manière, ont été réduits à l’esclavage jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les nazis aussi utilisèrent ce terme, Zigeuner (« Tsiganes » en allemand), dont le Z fut tatoué sur les poignets des déportés dans les camps de concentration. La haine culmine pendant cette période, que les Roms nomment le Samudaripen – le « génocide » en romani. Le fait qu’on ignore encore aujourd’hui combien exactement disparurent dans les camps d’extermination nazis (les estimations varient de 50000 à 500000) atteste de la méconnaissance dans laquelle a longtemps été maintenu ce génocide. En janvier 2009 a été lancée, à Berlin, la construction d’un mémorial dédié aux Sintis et aux Roms tués par les nazis en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.
Deuxième partie : « Les politiques européennes depuis 1989 »
Surnommés Tsiganes, Bohémiens, Gitans, Romanichels, mais se nommant eux-mêmes de préférence Roms ou Rroms [2], Manouches, Sintés, Kalés, et Gitans dans le sud de l’Europe, ils seraient, d’après l’European Roma Rights Center, entre 12 et 15 millions sur le continent européen, et entre 7 et 9 millions dans l’Union européenne. Les multiples noms qui les désignent illustrent la diversité des groupes qui, selon les régions où ils se sont fixés en Europe, ont connu des histoires très différentes. Cette diversité traduit aussi la difficulté qu’ont les Européens à appréhender un peuple qui n’avait pas, jusque dans les années 1970 [3], de terme global pour s’identifier, tout au moins selon les critères des États nations.
Comme l’explique Jean-Pierre Liégeois, fondateur du Centre de recherches tsiganes :
« Les Roms ne rentrent pas dans les idéologies nationales. Ils forment des groupes, avec des identités socioculturelles différentes, et ne se pensent pas membres d’une identité nationale ». [4]
Un peuple sans État de référence donc, ni ambassades pour entrer en négociation avec les autorités administratives. Aujourd’hui encore, les Roms sont partagés entre l’affirmation du droit de citoyenneté individuel, à l’intérieur de chaque nation, et le principe d’une reconnaissance collective en tant que minorité nationale dans toute l’Europe [5].
Le mot rom signifie « homme ». La seule dénomination partout reconnue par eux est celle des gadgés, terme qui désigne tous ceux qui ne sont pas roms. Outre cette identification négative, ils se réclament surtout de l’appartenance à tel ou tel groupe familial, ainsi que d’une complexe structure de liens de parenté. Présents depuis des siècles dans les différents pays européens, c’est la force de leur organisation sociale qui leur a permis de résister à toutes les tentatives d’intégration, et plus encore de rejet, de la part des sociétés environnantes.
Car leur existence n’a cessé au cours des siècles de soulever méfiance, hostilité, mais aussi fantasmes : depuis la rumeur des Tsiganes voleurs de poules et d’enfants, jusqu’à l’imagerie romantique des diseuses de bonne aventure, danseuses et musiciens nés, vivant dans leurs roulottes. Si certains Roms aiment se tenir à distance des autres sociétés, et parfois jouer des fantasmes projetés sur eux, force est de reconnaître qu’ils ont payé cher le prix de leur différence supposée. En dépit de la diversité des groupes familiaux et de vécus fort différents, les Roms ont fait l’objet de manière récurrente au cours de l’histoire de mesures collectives de répression. Jean-Pierre Liégeois résume ainsi les attitudes qui ont prévalu à l’égard des Roms :
« Le rejet, par le bannissement hors du territoire de l’État, a été une attitude quasi unanimement adoptée par les pouvoirs publics, répétée loi après loi, quelquefois année après année, et pendant des siècles, par exemple pour la France depuis le XVIe jusqu’au milieu du XXe siècle. Les interdictions portent sur le séjour (d’où le bannissement), mais aussi sur le nomadisme (interdiction de se déplacer) et la sédentarisation (interdiction de se fixer, de construire des maisons, interdiction aux populations d’en vendre aux Tsiganes). Au bout du compte c’est l’existence même du Bohémien qui est interdite. »
Lorsqu’il n’est plus possible de le repousser hors du pays,
« il reste à maintenir le dissident hors de la société, soit en l’enfermant, (…) soit en le confinant dans une surveillance quotidienne en dehors de la société ».
L’habitude d’envisager les Roms comme une population « à contrôler » est à l’origine de la loi de 1912 en France, une loi spécifique pour les « nomades » qui prévoyait l’obligation pour chaque individu d’être porteur d’un carnet anthropométrique à faire viser lors de chaque déplacement. Dans ce carnet, qui devait être présenté aux gendarmes à l’arrivée et au départ d’une ville afin qu’ils apposent le sceau de la commune, figuraient les empreintes digitales, les photos de face et de profil, les caractéristiques physiques et les condamnations éventuelles du chef de famille. Il était assorti d’un livret collectif – équivalent du livret de famille – qui détaillait l’état civil de tous les membres de la famille. Bien que français depuis des générations pour la plupart, les « nomades » se voyaient donc attribuer un statut d’exception.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le contrôle se transforme en enfermement : les Tsiganes français seront 6000 à être parqués par le régime de Vichy, dès 1940 dans des camps d’internement à Montreuil-Bellay, Jargeau, Poitiers, Rivesaltes, Saliens, etc. [6]. Ils ne seront relâchés qu’en 1946, bien après la Libération. Aujourd’hui, les historiens redécouvrent en parallèle le rôle joué par les Tsiganes dans la résistance en France.
Il faut attendre 1969 pour que le carnet anthropométrique disparaisse et soit remplacé par un carnet de circulation. De là vient l’appellation « gens du voyage » [7], exclusivement française et administrative, pour désigner ceux qui doivent posséder un carnet de circulation pour se déplacer.
En 1990, la loi Besson devait protéger dans une certaine mesure les droits des voyageurs à stationner dans les communes, sur des terrains prévus à cet effet. Vingt ans après, celle-ci n’est que très partiellement appliquée. Le Secours catholique souligne les difficultés importantes auxquelles continuent de se heurter les voyageurs : terrains ou aires de stationnement insuffisants, pour la plupart dépourvus d’installations sanitaires, accès difficile à une scolarisation adaptée, difficultés pour l’accès aux droits, notamment au droit de vote, pour lequel trois années de résidence sont nécessaires. En France, ce nom de « gens du voyage » suscite aussi une certaine confusion :
d’une part les « gens du voyage » sont loin d’être tous roms [8] ;
d’autre part les Roms sont loin d’être tous des voyageurs (en Europe, on estime même que 95 % d’entre eux sont sédentarisés).
Mais les clichés ont la vie dure. D’autant que s’imaginer les Roms nomades permet d’ignorer plus facilement leur volonté d’intégration locale et aussi de minimiser plus facilement les conséquences de leurs expulsions (« De toute façon ils bougeront, alors… »). En Europe orientale, les Roms n’aiment pas utiliser le terme « Tsigane », qui fait référence à un passé collectif douloureux et particulièrement violent. Dans les principautés roumaines, les Tsiganes, surnommés de cette manière, ont été réduits à l’esclavage jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les nazis aussi utilisèrent ce terme, Zigeuner (« Tsiganes » en allemand), dont le Z fut tatoué sur les poignets des déportés dans les camps de concentration. La haine culmine pendant cette période, que les Roms nomment le Samudaripen – le « génocide » en romani. Le fait qu’on ignore encore aujourd’hui combien exactement disparurent dans les camps d’extermination nazis (les estimations varient de 50000 à 500000) atteste de la méconnaissance dans laquelle a longtemps été maintenu ce génocide. En janvier 2009 a été lancée, à Berlin, la construction d’un mémorial dédié aux Sintis et aux Roms tués par les nazis en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.
Deuxième partie : « Les politiques européennes depuis 1989 »
P.-S.
Ce texte est paru initialement, sous le titre « Circulation entravée, installation découragée. La construction européenne au miroir des Roms », dans le recueil Cette France-là, réalisé par le collectif du même nom, que nous remercions de nous avoir autorisé cette republication.
Une manifestation unitaire aura lieu à Paris le 4 septembre 2010, place de la République à Paris, à 14h00, contre l’actuelle offensive « sécuritaire » du gouvernement Fillon : « Face à la xénophobie et à la politique du pilori : liberté, égalité, fraternité ».
Une manifestation unitaire aura lieu à Paris le 4 septembre 2010, place de la République à Paris, à 14h00, contre l’actuelle offensive « sécuritaire » du gouvernement Fillon : « Face à la xénophobie et à la politique du pilori : liberté, égalité, fraternité ».
Notes
[1] La discrimination dans l’Union européenne : perceptions, expériences et attitudes », Eurobaromètre spécial, Commission européenne, juillet 2008.
[2] Écrire avec un double « r » renvoie à la prononciation en romani et permet d’éviter la confusion avec roman, qui signifie « roumain » en langue roumaine.
[3] Le terme Rom a été proposé lors du premier Congrès mondial des Roms en 1971. Ses délégués affirmaient à cette occasion l’existence d’une nation rom dispersée, se reconnaissant dans une histoire et une langue commune, le romani, très parlée en Europe centrale. Depuis, ce terme « Rom » a acquis une légitimité politique en particulier parce que des ONG l’utilisent pour rassembler dans un mouvement commun la diversité des populations auxquelles il se réfère. Cette recherche de légitimité s’accompagne de la découverte d’une origine oubliée. Les ethnologues s’accordent à dire que les Roms seraient les descendants de groupes qui sont venus d’Inde par vagues successives, qui ont transité par la Perse et l’Asie centrale et sont arrivés en Europe à partir du XIe siècle. Les travaux linguistiques montrent la proximité du romani avec le sanscrit, accréditant ainsi une origine indienne, alors qu’on a longtemps cru qu’ils venaient d’Égypte, comme le laissaient entendre les termes gypsies en Angleterre, gitanos en Espagne et « gitans » en France, ou encore ashkalis en Albanie.
[4] Jean-Pierre Liégeois, Roms et Tsiganes, La Découverte, Coll. « Repères », n° 530, mars 2009.
[5] Voir Henriette Asséo, Les Tsiganes, une destinée européenne, Découvertes Gallimard, 1996.
[6] Henriette Asséo, Emmanuel Filhol, Marie-Christine Hubert, Les Tsiganes en France : un sort à part 1939-1946, Perrin, octobre 2009.
[7] On estime qu’il y aurait aujourd’hui près de 300000 Tsiganes ou voyageurs français dont un tiers serait sédentarisé, un autre tiers semi-sédentarisé et le dernier tiers constitué de grands voyageurs.
[8] Par ailleurs, en Europe occidentale, ils sont peu nombreux à se reconnaître sous le nom de Roms. Les groupes se reconnaissent davantage sous le terme de Sintis, Manouches, Kalés, voyageurs ou Gitans. On entend donc souvent par Roms, ou Rroms, les Roms originaires d’Europe centrale et orientale.
http://lmsi.net/
L’Europe au miroir des Roms (Deuxième partie)
http://lmsi.net/
L’Europe au miroir des Roms (Deuxième partie)
L’Europe au miroir des Roms (Troisième partie)
L’Europe au miroir des Roms (Quatrième partie)
L’Europe au miroir des Roms (Cinquième partie)
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La rédaction