dimanche 8 avril 2012

Puissant et piégé, le bovarysme

Puissant et piégé, le bovarysme:
Il y a peut-être d’autres urgences, encore que, rien de moins évident. Il est grand temps de rouvrir le dossier du bovarysme : ne retrouve-t-on pas sa trace et son écho désormais loin de son territoire de naissance, jusque dans l’histoire de l’émancipation culturelle, du post-colonialisme ou des politiques des identités ? Qu’il s’agisse de la construction ou de la réception de cette notion chue de Madame Bovary, on s’y emploie désormais dans un esprit transversal, à la lumière de toutes les disciplines, et non plus dans une approche strictement littéraire. C’est ce que propose un nouveau dossier de Fabula LHT coordonné par Marielle Macé, auteur d’un récent essai très remarqué (Façons de lire, manières d’êtres, Gallimard, 2011) dans lequel elle faisait déjà la part belle à une analyse de la subjectivation littéraire.
Il était déjà question de « bovarisme » (sic) sous la plume de Barbey d’Aurevilly, mais c’est l’essai de Jules de Gaultier Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert (1892) qui a véritablement lancé l’affaire. Il a identifié la notion comme un excès d’identification et d’empathie qui touche les lecteurs de romans, surtout les lectrices en fait, avant de recouvrir plus généralement la sensation du lecteur de « se concevoir autre qu’il n’est ». C’est peu dire qu’ils ont été nombreux à se pencher sur le berceau de l’immortel enfant de Flaubert, de Rémy de Gourmont à René Girard en passant par Victor Segalen, Paul Bourget, Huysmans, Bergson, Freud ou Barthes. S’il fallait juger de la fortune d’une notion issue de la littérature, au-delà de la récurrence du terme dans le lexique courant, au nombre et à la qualité des commentaires qu’elle a suscités chez les écrivains et les intellectuels, celle-ci n’arriverait pas en dernier. Jérôme David livre une riche réflexion sur les lectures savante, ordinaire ou naïve, à partir d’une simple réflexion de Jacques Derrida, lancée un dimanche à la campagne à sa femme lisant près de lui Splendeurs et misères des courtisanes : « “Eh bien, toi, tu as vraiment toute la vie devant toi ! »
Le dossier de Fabula LHT invite également à reconsidérer le bovarysme à la lumière de Proust, Michaux et Paulhan. Et comme pour prolonger la contribution d'Emily Apter, véritable "biographie de la traduction" de Madame Bovary en anglais par Eleonor Marx, fille de Karl, signalons qu'à l'heure actuelle, en Espagne on dispute encore du bien-fondé du titre La senora Bovary... Parmi les apports les plus originaux, on relèvera celui de Damien Dauge sur le rôle invisible et secret de la musique dans le roman de Flaubert, dans l’imaginaire sensoriel d’Emma, pianiste qui a contracté la mélomanie comme une maladie de l’âme, et sur « l’écoute bovaryque » dans l’esthétisation de la vie de province, une écoute jamais neutre mais responsable. Comme le souligne Marielle Macé, la notion de bovarysme est « aussi puissante que piégée ». Raison de plus pour y aller voir de plus près dans ce passionnant dossier. Après tout, il s’agit rien moins que penser notre rapport au réel en libérant « un moi situé au-dessus de soi ». Madame Bovary, c'est nous.
("California, 1955" photo de Elliott Erwitt, courtesy agence Magnum)

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