Pierre Dumayet, l’homme qui laissait parler:
Ce n’est pas courant quelqu’un qui vous laisse parler. Même dans la vraie vie. La conversation, où ce qu’il en reste, relève désormais du coïtus interruptus. J’interromps, donc je suis. Le peuple des locuteurs impénitents en sera bientôt réduit à faire sonner la ponctuation afin de signaler que la phrase n’est pas terminée. Alors vous imaginez à la télévision ! Encore que du temps de l’Ortf, ces mœurs barbares n’étaient pas la règle. Surtout dans la case de l’oncle Pierre, « Lectures pour tous ». Mais Pierre Dumayet ne fut pas qu’une émission. Disons un regard, une écoute et une manière de lire. Toute sa vie il fut lecteur parce que bon qu’à ça. Pas tout à fait un métier mais certainement une vocation. Il arrive qu’on en vive. N’avait-il pas baptisé une autre de ses émissions « Lire, c’est vivre » ? Pierre Dumayet ne laissait pas seulement parler les écrivains mais les livres. Aux uns et aux autres, il donnait le temps. Notre dernier luxe. Le philosophe Christian Jambet, qui offre un bel hommage à cette vita contemplativa, rappelle que Dumayet préférait « l’exégèse littérale à l’interprétation allégorique », qu’il se fut agi de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet, qu’il plaçait au plus haut, ou des autres. Lecteur pour tous, il s’était fait pédagogue mais sans lourdeur. Pour dire son sens de la responsabilité par rapport à la notion même de service public, Jean-Michel Meurice aime à rappeler que, alors qu’il montait la série Le Temps du monde adaptée de l’œuvre de Fernand Braudel, comme une séquence lui paraissait compréhensible des seuls économistes, Dumayet se rendit à la Maison des sciences de l’homme pour se la faire expliquer pendant deux heures ; à son retour à la salle de montage, il coupa la séquence.
Quand il ne lisait pas, il écrivait. Une dizaine de livres en témoignent. Il avait le goût du texte court, du fragment, de l’aphorisme (« Je suis un amateur de vins et de peinture. Je me trompe rarement : je sais distinguer un Chagall d’un Saint-Emilion »). Et ce qu’il appelait des « étiquettes » comme d’autres diraient des vignettes : « Comment sortir d’un escalier pareil ? Il y a trop de marches- et dans tous les sens. Il s’élargit sans cesse. N’a pas de rampe. A quoi se tenir ? L’équilibre est une longue patience. C’est l’aplomb qui manque ». Quelque chose d’un moraliste, nourri de Candide et d’Un Cœur simple, mais qui écrirait comme La Bruyère, observe Jean-Michel Meurice qui loua la rigueur, l’humilité et l’intégrité de ce « sceptique malicieux » dans le discours qu’il prononça à ses obsèques le 21 novembre 2011. On retrouvera tel Dumayet dans ses archives audiovisuelles du côté de l’INA (et dans ses (Re)Lectures pour tous avec l'ami Bober), tel autre en librairie. Mais si vous voulez les trouver tous réunis, procurez-vous le numéro spécial que vient de lui consacrer Travioles (printemps 2012, 126 pages, 14 euros), une revue fondée en 1999. Ce dossier est le fruit d’une conjuration amicale. Des textes d’Antoine Gallien, Robert Bober, Gilbert Lascault. Des dessins de Louis Pons, Brauner, Alechinsky, Adami, Chaissac, et d’autres encore. Pas de hiatus entre eux et lui. Avec en prime ses propres entretiens des années 60 avec Queneau, Duras, Foucault. Il est question de Zazie dans le métro, du Ravissement de Lol V. Stein et des Mots et des choses. Les questions sont aussi intéressantes que les réponses ; on y entend même résonner les silences ; c’est si intense qu’on se demande parfois si on ne les entend pas aussi raisonner. Un rêve que ce tombeau de traviole. Il eut aimé mais n’aurait rien dit car il laissait parler. Tout le monde devrait en prendre de la graine, et pas seulement à la télévision; de toute façon, ce n'est plus là que cela se passe.
("Louise de Vilmorin à Lectures pour tous, 1955, photo Philipe Bataillon; "Méli-Mélo, 2008" de Louis Pons)
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