Et si l’on faisait un pas de côté ? Mais un grand pas. Disons un pas dans le temps plutôt que dans l’espace, qui consisterait à modifier notre calendrier de 33 ans, apprendre à décaler le regard et dès lors à envisager le passé du monde autrement. Attention, il ne s’agit pas de se lancer dans un vain exercice d’uchronie ; c’est du ressort de la littérature car les romanciers font cela beaucoup mieux que les historiens. Il faut y voir plutôt un éloge de la patience et du commentaire, autre manière de prendre son temps. Voilà à quoi nous invite l’historien Patrick Boucheron dans L’entretemps (135 pages, 13 euros, Verdier), un livre mince mais d’une richesse insoupçonnable, aussi sérieux que facétieux, qui entend démonter les artifices des découpages chronologiques conditionnant notre façon de penser. On y glane des pistes, des impressions, des émotions, des détails, notamment à partir de l’analyse des Trois philosophes (Venise 1504-1506), tableau de Giorgione dans lequel on voit désormais les trois âges des clartés s'arrachant aux ténèbres : et l'on s'attardait un peu sur l'entretemps au lieu de suivre sans souffler ni faillir la flèche du progrès qui mène de l'Antiquité à la Renaissance en passant par le Moyen-Age. De quoi remplir un carnet. Il n’est pas de page qui n’ouvre la voie à un autre livre. A commencer par les quelques pages qui appellent à rompre la continuité magique des temps pour la considérer autrement, tout simplement. Le découpage par siècle est bien pratique, surtout quand la Révolution française coïncide avec la fin d’une période de cent ans ; il permet de séculariser le temps, comme disait Marc Bloch. Cette suite des temps, qui a si fortement héroïsé les âges, s’est imposée à tous mais il y a quelque chose de réjouissant dans la manière dont Patrick Boucheron la conteste aujourd’hui. Elle s’inscrit dans la lignée de Trahir le temps (histoire) (1991) dans lequel Daniel Milo invitait à révéler le temps à lui-même. Il partait de l’invention de l’ère chrétienne attribuée à un moine du VIème siècle du nom de Denys le Petit. Celui-ci l’avait fixée au 25 décembre de l’an 753 de la fondation de Rome, date supposée de l’Incarnation du Christ. Et Boucheron de s’interroger :
« Et s’il avait décidé d’adopter l’ère de la Passion et non celle de l’Incarnation ? La chronologie s’en trouverait décalée de 33 ans, âge présumé du Christ lorsqu’il monta sur la croix. Denys aurait alors daté sa table pascale de 492, à la fin du Vème siècle par conséquent ».
Et l’auteur de se livrer à un nouveau décompte des ans en retranchant 33 ans à chacune de nos grandes dates :« A ce jeu, le XIXème siècle perd les guerres napoléoniennes, la Restauration, Stendhal, Hegel, Goethe, Keats, Byron, qui tous rejoignent un très convaincant siècle des Lumières. Celui-ci comprend enfin le romantisme : Rousseau, Chateaubriand et Musset se situent du même côté de la cassure, sans qu’il soit nécessaire aux exégètes de l’histoire littéraire d’ergoter interminablement. Evidemment, ce que le XIXème siècle perd d’un côté, il le récupère de l’autre : la Grande guerre bien entendu (…) et du côté culturel : Joyce, Proust, Kafka, Schoenberg, Freud, Einstein. Ainsi décalé d’un tiers, le XIXème siècle devient le grand siècle moderniste et révolutionnaire, englobant largement 1848 et 1917, faisant la part belle aux avant-gardes politiques et esthétiques »
Pas question pour autant de « révision » de l’histoire, mot qui fait horreur à Boucheron tant les négationnistes l’ont rendu infâmant, tout comme il fuit les concepts à majuscule. Plutôt que réviser, il entend déconstruire afin de rendre sa part à chacun, ce qui revient à écrire l’histoire du point de vue des vainqueurs comme de celui des vaincus, tout en se gardant bien de favoriser la vision romantique des défaits. Cette belle et stimulante réflexion sur la découpe du temps nous force à nous interroger sur l’origine de notre désir de connaissance. L’historien apprend à mettre à distance, à se pencher sur les cassures du temps et à critiquer la mystique de la succession des temps. Ah, la frise ! Elle se désintéresse des zones faibles de l’Histoire. Il y a un intérêt politique à cette passion des continuités, si préoccupée d’ordonner le puzzle des sources et des contextes. Médiéviste de formation, Boucheron est de ceux qui se mettent dans les plis du temps, afin de décloisonner le regard et le désoccidentaliser. C’est peu dire qu’il est un apôtre de la world history en France ; le magnifique ouvrage sur l’Histoire du monde au XVème siècle (Fayard, 2009) dont il fut le maître d’œuvre, en témoigne. On sait bien que l’Occident explique mais n’est pas expliqué mais on ne dira jamais assez que l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406) proposait dans sa Muqaddima une explication du monde qui vaut bien la nôtre.Un mot encore sur la forme de ce livre si précieux. Il ne s’agit pas d’une essai mais, ainsi qu’il est précisé en sous-titre, de « Conversations sur l’histoire ». Il se trouve que depuis quelques années, Patrick Boucheron est de la bande à Verdier, famille d’esprit où l’on distingue les visages familiers de Michon, Bergounioux, Ginzburg, Daeninckx, Masson, Bon, Dumayet, Simeone, Goldschmidt, Rolin entre autres, pour s’en tenir aux Français. Et depuis des années, l’éditeur organise en août dans ses terres à Lagrasse, commune au cœur des Corbières, un Banquet du Livre. L'entretemps est l’écho et le reflet de ces conversations sous l’arbre, sur l’histoire et la façon qu’elle a d’espacer le temps. Le passage à l’écrit n’en gâte pas le goût ni le charme. On s’y croirait. Vivement l’été !
(Giorgione, Les trois philosophes, huile sur toile, 123 cm x 144 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Nous vous invitons ici à donner votre point de vue, vos informations, vos arguments. Nous refusons les messages haineux, diffamatoires, racistes ou xénophobes, les menaces, incitations à la violence ou autres injures. Merci de garder un ton respectueux et de penser que de nombreuses personnes vous lisent.
La rédaction