samedi 7 avril 2012

Vos gènes peuvent-ils appartenir à quelqu'un d'autre?

Vos gènes peuvent-ils appartenir à quelqu'un d'autre?: La question peut sembler abstraite, mais elle concerne un grand pan de l'avenir des outils diagnostiques, des médicaments et des thérapies utilisant la connaissance sur la fonction des séquences génétiques et leurs mutations. Concrètement, la question est de savoir si nos gènes peuvent faire l'objet de brevets, donc devenir des objets de « propriété intellectuelle ». Jusqu'au 29 mars dernier, les tribunaux américains avaient tendance à dire « oui » et, aujourd'hui, plusieurs milliers de séquences génétiques sont devenues la « propriété privée » de compagnies pharmaceutiques, d'universités, d'instituts de recherche et parfois de chercheurs.

Or, le 29 mars 2010, un juge américain a invalidé une bonne partie des brevets détenus par la compagnie Myriad Genetics et l'Université de l'Utah sur les gènes BRCA1 et BRCA2, liés au cancer du sein. Ces brevets empêchaient quiconque d'utiliser ces séquences génétiques dans tout test ou traitement sans verser de droits aux détenteurs. Son monopole permettait à Myriad Genetics de vendre ses tests de détection du risque de cancer du sein au prix maximum que « le marché » était capable de payer (environ 3 000 $ l'unité) et d'empêcher la mise au point d'autres tests utilisant BRCA1 et BRCA2. Le juge Sweet est venu dire que les gènes sont des « substances naturelles » et, en tant que tels, ils ne peuvent pas faire l'objet de brevets. L'onde de choc de ce jugement a retenti dans toute l'industrie biopharmaceutique.

Pour les partisans de la non-brevetabilité des gènes, le jugement Sweet est une douce musique. À l'opposé, ceux qui affirment depuis toujours que les brevets sur les gènes sont nécessaires pour stimuler l'innovation sont moins contents. Mais la bataille est loin d'être finie, car l'industrie pharmaceutique, l'industrie la plus profitable au monde, tire ses faramineux profits de la protection que lui accordent les brevets. Même si seuls les brevets sur les gènes sont visés ici, c'est un morceau de territoire qu'on vient leur interdire. Et comme ce sont des compagnies qui ont des moyens financiers quasi illimités, elles peuvent se battre très longtemps.

La plupart des gens très informés de ce dossier ont plutôt applaudi au jugement Sweet, car les brevets sur les séquences génétiques sont souvent perçus comme des freins à l'innovation plutôt que comme des stimulants. L'exemple des gènes BRCA1 et BRCA2 était très éclairant sur ce point.

Il y a eu une fort intéressante discussion sur le jugement sur ce blogue américain tenu par des spécialistes. Les arguments en faveur du jugement sont :
1- Les gènes ne devraient pas être brevetables parce qu'ils ne sont pas des « inventions ».
2- Les brevets sur les gènes empêchent l'innovation et la recherche.
3- Les monopoles ainsi créés empêchent la concurrence et rendent les applications hors de prix.
4- Les compagnies ont bien d'autres façons de faire leur argent en utilisant l'information sur les gènes plutôt qu'en en contrôlant la propriété.

Les arguments contre le jugement se résument au fait que les chercheurs ont droit aux bénéfices de leur travail et que cela aura un impact négatif sur l'innovation (ce qui est contesté). Mais une « découverte » est-elle la même chose qu'une « création » ou qu'une « invention »? Si on découvrait aujourd'hui l'oxygène, son découvreur aurait-il le droit de réclamer des royautés sur toutes les inventions qui utilisent l'oxygène? On voit qu'il existe certains arguments pour contester qu'une découverte est la même chose qu'une invention.

Mais le jugement Sweet a possiblement une portée plus large encore, car il vient renforcer la tendance à la libre circulation de l'information, absolument nécessaire au progrès de la recherche. Comme l'ont montré diverses études, les chercheurs en génétique ont tendance à cacher leurs résultats de recherches, et il est clair que ceux qui publient leurs données détaillées stimulent d'autres chercheurs. Si on fait 1+1, on se rend compte que c'est le modèle même de l'industrie pharmaceutique, basé sur le secret et des droits très (trop) étendus de propriété intellectuelle qui est remis en question. Ce n'est pas pour rien que le gouvernement américain oblige les chercheurs qui bénéficient de subventions à publier leurs recherches dans des revues en accès libre que tout le monde peut consulter.

Si l'information circule librement et si on stimule vraiment la concurrence, l'effet probable sera la mise au point de thérapies, de technologies et de médicaments innovateurs à un rythme accéléré. La situation actuelle ressemble étrangement à celle du monde de la finance où l'absence de balises a mené le système financier mondial au bord de la catastrophe. Dans l'intérêt de tous, quelques règles de plus déterminant que la connaissance sur les gènes fait partie du patrimoine commun de l'humanité semblent une bonne chose.

Ces préoccupations peuvent sembler bien éloignées de ce qui fait notre lot quotidien, mais l'impact concret de la manière dont la recherche est faite se fait sentir tous les jours dans les médicaments et les technologies qui servent à nous garder en santé ou qui nous permettent d'être moins malades. Mieux nous saurons ce qui est vraiment en jeu, meilleures seront les chances que le résultat soit à l'avantage de tous.

Pour en savoir plus :
La justice américaine invalide le brevetage de deux gènes (La Presse, 30 mars 2010)
"Jaw-dropping" verdict against Myriad in BRCA patent case. Une discussion détaillée des détails et des arcanes du jugement Sweet. Pour curieux avertis seulement.
Data withholding in academic genetics: evidence from a national survey., JAMA 2002
Data withholding and the next generation of scientists: results of a national survey., Acad Med. 2006
Sharing Detailed Research Data Is Associated with Increased Citation Rate, PLoS One, 2007

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