Avec ce texte sur la Turquie, le CAP apporte sa contribution à l’analyse et la compréhension des enjeux politiques qui pourraient avoir des effets déterminants sur les rapports de force qui prévalent sur la scène moyen-orientale, et par conséquent sur le processus de décolonisation en cours en Palestine arabe. Cette contribution parait nécessaire tant la politique extérieure turque semble versatile, inintelligible, marquée par des déclarations tonitruantes et des revirements nombreux des dirigeants qui ont aujourd’hui entre leurs mains la destinée de la Turquie. Comment comprendre cette diplomatie erratique ? Pourquoi ce grand écart entre l’Orient et l’Occident ? Entre la soumission à l’impérialisme et le souhait d’une politique étrangère indépendante ? Les prises de position antisionistes ne sont-elles que des velléités ? La diplomatie du « zéro conflit avec le voisinage » risque-t-elle de se transformer en conflits tous azimuts ?
Rendre clair et simple ce qui semble confus et compliqué, tel est l’objectif de cette contribution qui invite d’abord à prendre en considération les bouleversements socio-politiques survenus ces vingt dernières années en Turquie. Ces bouleversements sont-ils le secret de cette politique étrangère apparemment instable et incohérente ?
Nous publions ici la première partie de notre analyse centrée sur la politique intérieure de la Turquie, la seconde partie qui sera consacrée à la politique extérieure turque fera l’objet d’une autre publication très prochainement.
Introduction :
Depuis une décade, et surtout depuis que l’AKP d’Erdoğan est aux commandes du pays, la Turquie a mené une politique extérieure active et dynamique qui aurait pu nous faire croire à un tournant nouveau. La constitution d’une alliance avec la Syrie et l’Iran semblait promouvoir un ordre régional qui allait s’opposer au projet d’un remodelage de toute la région en un grand Moyen-Orient vassalisé aux États-Unis et à son satellite israélien. Les déclarations turques, pour le moins, sévères à l’encontre de l’État sioniste présageaient une rupture avec son ancien allié israélien. Les divers événements survenus ces derniers temps, avant 2011, laissaient préjuger d'une rupture avec le passé pro-occidental de la Turquie et d'un refus de cette dernière de s’aligner aveuglément sur les positions des puissances impérialistes. Or la réalité des faits nous a montré que la Turquie n’a pas cessé d’avoir des positions contradictoires qui semblent aujourd'hui insurmontables. Les dernières positions de la Turquie concernant la Libye et actuellement la Syrie sont en porte-à-faux par rapport à l'image fabriquée d’une nouvelle Turquie néo-tiers-mondiste défendant les intérêts des peuples arabo-musulmans et œuvrant dans le cadre d'une politique de bon voisinage.
Le rôle prépondérant que joue la Turquie, en ce moment même, dans la déstabilisation armée de la Syrie pour le compte du camp impérialo-sioniste, montre qu’elle a atteint un point de non-retour. Elle ne peut se défaire de son vêtement d’affidé stratégique de l’OTAN taillé spécialement pour elle par les États-Unis. Elle ne peut plus cacher les contradictions de sa politique extérieure dictée par un agenda qui s’oppose en grande partie avec ses propres intérêts nationaux.
En appuyant la rébellion armée et en fournissant une assistance financière, militaire et logistique à l’opposition syrienne, à la demande des États-Unis et avec le concours des pétromonarchies du Golfe, la Turquie, peut-elle croire qu’elle ne subira pas les contrecoups d’un séisme en Syrie ? Pense-t-elle vraiment qu’elle ne va pas être brûlée par les flammes de cet incendie dont le foyer se trouve à ses frontières ? Ses positions souvent hésitantes et contradictoires ne risquent-elles pas de conduire la Turquie au pire ? Par ailleurs, nous pouvons nous interroger sur la nouvelle place qu’occupe la Turquie dans la stratégie étatsunienne au Moyen-Orient et sur la réelle indépendance de sa politique étrangère ? La Turquie d’Erdoğan a-t-elle les moyens de jouer un autre rôle que celui qui lui est décerné depuis la guerre froide par les États-Unis ?
Il existe deux pistes de réflexion qui nous permettent de mieux cerner la politique du gouvernement turc depuis une décennie : l’une endogène et l’autre exogène. L’analyse de la politique turque se fera à la lumière de ces deux axes.
La politique intérieure turque
I. La base sociales de l’AKP
La base électorale de l’AKP est hétérogène : elle recouvre l’ensemble de l’échiquier politique turc et traverse les différentes classes sociales. L’AKP bénéficie d’un véritable soutien des classes populaires issues principalement de la paysannerie anatolienne, la région de l’actuel premier ministre Recep Tayyip Erdoğan : depuis que l'AKP est au pouvoir la Turquie s'est transformée, les populations rurales migrent en masse vers les villes.
Ces nouveaux migrants constituent une nouvelle classe conservatrice et orientale qui remplace l’ancienne classe moyenne composée de petits fonctionnaires laïques, kémalistes et pro-occidentaux. L’AKP a su également s’entourer d’une bourgeoisie nationale « islamique » constituée d’une nouvelle génération d’hommes d’affaires, d’industriels, d’entrepreneurs dans divers domaines tels que le textile, l’automobile, l’agro-alimentaire, l’armement, le bâtiment, l’industrie des biens intermédiaires (ciment, verre, engrais…), le secteur des services… qui s’opposent aux grands acteurs économiques et aux grandes familles bourgeoises traditionnels adossés aux militaires et aux partis kémalistes.
La force de l’AKP est due à deux facteurs essentiels : le premier est économique et le second est politique. La lutte contre Le chômage, le creusement des inégalités sociales, la corruption, les atteintes aux libertés et les dérives autoritaires des partis kémalistes vassaux des militaires furent les thèmes centraux des campagnes électorales successives menées par l’AKP. Les transformations du paysage politique turc doivent être cherchées dans les transformations sociales et économiques que connaît le pays actuellement.
I.1 L’essor économique et le changement politique
Le vote d’un large segment de la population pour la reconduction de l’AKP au pouvoir depuis 2002 est dû à des indicateurs de développement économique qui font rêver de nombreux pays pris dans l’engrenage de la faillite du capitalisme occidental : lors des élections législatives du 11 juin 2011, près d’un Turc sur deux a voté pour le parti de Recep Tayyip Erdoğan (49,9%).
Depuis son arrivée au pouvoir, le PIB a presque quadruplé, passant de 231 milliards de dollars en 2002 à 956 milliards de dollars à fin 2011. D’ici à 2015, il avoisinerait les 1 250 milliards de dollars. Par habitant, il est passé de 3 500 dollars à plus de 15 000 dollars en termes de parité de pouvoir d’achat. Le taux de croissance en 2010 a été de 8,9 % et se situe entre 9 et 10 % à la fin 2011. Au niveau économique, la Turquie est au 17e rang mondial. Et au niveau européen, c’est la 6e puissance économique. La croissance de la Turquie a même devancé celle de la Chine en enregistrant 11% de croissance au premier semestre 2011. Avec cette courbe de croissance l’OCDE estime que la Turquie fait partie des grands pays émergents. Le taux de chômage est désormais inférieur à celui de nombreux pays de l’UE dont la France, en passant au-dessous du seuil de 9% en mai 2011 contre 11,9% en 2010.
Ses exportations vers le monde entier enregistrent un record historique avec une augmentation de 18,2% au cours de cette année. La nouvelle classe d’entrepreneurs ne se focalise plus uniquement sur le marché européen devenu atone mais se tourne vers les pays limitrophes du Moyen-Orient, le Maghreb, l’Asie et de plus en plus vers l’Afrique qui devient le terrain de prédilection des investisseurs issus d’un nouveau secteur privé : le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l’Afrique aurait atteint près de 20 milliards de dollars en 2009, soit plus du triple de son niveau de 2003. Les exportations vers ce continent (10,2 milliards de dollars en 2009) représenteraient plus de 10 % des exportations totales réalisées par la Turquie. Les produits turcs, de 20 à 30 % moins coûteux que les produits européens, concurrencent le « made in China » : les prix sont non seulement concurrentiels mais de meilleur qualité.
Originaires des centres industriels traditionnels de nombreuses villes de l’Anatolie telles que Konya, Kayseri ou Gaziantep, les tigres anatoliens qui n’étaient que des PME il y a vingt ans comptent aujourd’hui parmi les plus grandes firmes. Ce sont des sociétés très agressives et compétitives à l’export qui intensifient leurs relations économiques surtout au Proche-Orient. En ouvrant de nouveaux marchés d’exportation et en diversifiant les partenaires économiques les tigres anatoliens ont réduit leur dépendance par rapport à l’Europe contrairement à l’élite de la Tüsiad (le MEDEF turc), qui reste attachée à ses relations commerciales avec les pays occidentaux et néglige son environnement proche, l’Asie et l’Afrique. Ceci témoigne de la diffusion de l’industrialisation à l’ensemble du pays : l’industrialisation n’est plus uniquement concentrée dans la Turquie occidentale comme c’était le cas auparavant.
Erdoğan a su à la fois s’appuyer sur ces entrepreneurs anatoliens et en faire des « tigres », supplanter l’ancienne oligarchie bourgeoise compradore, assimilée à l’Occident et adossée aux militaires, et s’entourer aussi de nouvelles classes moyennes et populaires qui sont en rupture avec ces anciennes classes kémalistes vieillissantes et anémiques. Le succès de l’AKP marque l’irruption d’une frange plus populaire de la société turque tant au niveau économique que politique.
Le soutien des classes populaires à l’AKP, malgré sa politique économique libérale, s’explique par le fait que le gouvernement arrive à mener une politique de redistribution des revenus du fait même du dynamisme économique. Le soutien donné par les nouvelles classes moyennes et bourgeoises au gouvernement d’Erdoğan est dû à leur essor depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir : ils se renforcent et se maintiennent mutuellement car le succès des uns dépend de la réussite des autres. L’AKP a construit ainsi son réseau de mécènes qui le consolident.
I.2 Vers la primauté des civiles sur les militaires
L’autre facteur important est le dossier épineux de démilitarisation de la société turque. Depuis l’avènement de la république turque au début du XXe, le pouvoir politique constituait une oligarchie déséquilibrée : d’un côté un gouvernement faible et de l’autre l’armée toute puissante. Il était impossible d’arriver au pouvoir politique sans l’aide de l’armée et de gouverner sans son appui. L’armée représentait un conglomérat industriel et financier gigantesque. Elle était un État dans l’État : on l’appelait l’État profond.
Depuis que l’AKP est à la tête de l’État, le pouvoir de l’armée est en net recul malgré une influence sur la vie politique, économique et sociale toujours persistante. La défaite d’une vieille garde de généraux qui se considéraient comme les propriétaires exclusifs de l’État ne fait plus aucun doute. De nombreux faits le prouvent : 10% de ses généraux sont englués dans des procès pour complots (Ergenekon, Balyoz…) ou écroués par la justice, la démission collective de l’état-major fin juillet 2011, les révélations sur les insuffisances et l’incurie de l’armée dans plusieurs dossiers sensibles (notamment concernant le PKK), la présidence historique d’Erdoğan au Conseil militaire suprême (le YAŞ) en août 2011 en l’absence du chef d’état-major, et des généraux qui commandent l’armée de terre, la marine et l’aviation. Cela ne s’était jamais produit auparavant…
Même si l’armée, qui possède encore des ressources financières colossales et reste un monde occulte et clos, n’a pas encore dit son dernier mot, elle n’en est pas moins très affaiblie. Elle poursuit son déclin : en recul et limitée dans son rôle politique, l’armée n'a plus les moyens institutionnels de renverser des gouvernements ou de les menacer, comme c'était encore le cas en 2007 et en 2008.
Toutes les réformes de ces dernières années ont été conçues dans le but de retirer le contrôle politique à l'armée, ce qui tend à marginaliser l’ancienne bourgeoisie qui lui était affiliée, et ouvre des possibilités à une nouvelle bourgeoisie libérale islamique orientée vers les marchés du Sud et de l’Orient.
L’armée, la police et les administrations publiques sont désormais sous l’autorité d’un gouvernement civil représentant le peuple : en effet, l’AKP est un véritable parti de masse qui ne compte pas moins de 5 millions d’adhérents issus principalement de l’Est de l’Anatolie, région longtemps délaissée par le régime militaire.
Ces clés socio-économiques et politiques permettent de comprendre les réactions internes vis-à-vis de la politique d’Erdoğan, notamment la politique extérieure de son gouvernement au sujet des « révoltes » arabes, notamment en Libye et en Syrie.
II. Les effets de la politique étrangère sur la scène politique interne
Le positionnement de la Turquie vis-à-vis de la Libye de Kadhafi et de la Syrie provoque sur la scène politique intérieure une vive réaction de la part des formations politiques de l’opposition (CHP-parti républicain du peuple membre de l'Internationale socialiste, Saadat parti islamique…) nourrissant un sentiment profondément anti-occidental et farouchement opposée à l’entité sioniste. Une partie de l’électorat d’Erdoğan critique la politique menée en son nom et l’alignement systématique sur l’Occident.
De plus, le peuple turc n’admet pas l’inaction de son gouvernement face à l’acte de piraterie mené en mai 2010 par l’entité sioniste contre la flottille humanitaire destinée à briser le blocus contre Gaza. Jusqu’à maintenant les Turcs attendent, plus d’un an après les faits, les excuses d’Israël pour l’attaque qui avait fait plus de quinze tués, tous Turcs.
L’opposition à l’AKP (CHP, MHP, Saadat, partis de gauche, les arabes et les Alaouites turcs…) a condamné vigoureusement la manière dont le gouvernement turc actuel traite avec son voisin syrien : elle reproche à Erdoğan de s’ingérer dans les affaires intérieures syriennes, de saboter les excellentes relations diplomatiques tissées avec leur voisin syrien depuis une décennie, de détruire les échanges commerciaux et économiques entre les deux pays et de servir, in fine, les intérêts américano-sionistes au détriment des intérêts turcs : le président du Parti de la Félicité, Mustafa Kamalak, a affirmé qu’Erdoğan était manipulé, dans le dossier syrien, par les Américains qui cherchent à réaliser leurs desseins dans la région au détriment de l’intérêt national turc. Il a expressément dénoncé la mise en œuvre du plan américain contre la Syrie par le gouvernement d’Ankara. Le vice-président du Parti républicain du Peuple (CHP), le député Farouk Logoglu a réaffirmé que la Turquie devait suivre une politique indépendante à l’égard de la Syrie, « un pays voisin ». Il a notamment critiqué l’éventualité d’une « zone sécuritaire » que les Occidentaux imposeraient en Syrie, ce qui ne peut que déboucher sur une guerre. Le secrétaire général du Parti des Travailleurs turcs (extrême-gauche), Osman Yelmaz a fustigé, à la télévision syrienne, l’appui du gouvernement Erdoğan aux groupes armés sévissant en Syrie.
Cette même opposition a également critiqué le gouvernement d’Erdoğan pour l'établissement d'un bouclier antimissile de l'OTAN sur le territoire turc, considérant que ce bouclier ne sert que l'intérêt d'Israël et qu'il ne contribue pas à la protection de la sécurité nationale de la Turquie : environ 5 000 personnes ont manifesté dans une localité du sud-est de la Turquie dans la province de Malatya.
En effet, l’installation de ce bouclier qu’il vaut mieux nommer « bouclier israélien » permettra au régime sioniste de contrôler l’espace aérien de la Turquie en prévision d’une attaque contre le République Islamique d’Iran.
Avec ses prises de position totalement en contradiction avec la politique du « zéro conflit et du bon voisinage » théorisée par le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu, l’AKP joue son avenir politique et risque de disparaitre aussi vite qu’il est apparu en 2002. La méfiance est de plus en plus grande, tant à l’intérieur du pays que dans le monde arabe, face aux ambiguïtés de la politique turque. Le gouvernement turc ne peut plus continuer à faire croire à l’indépendance de sa politique extérieure vis-à-vis de la politique expansionniste et coloniale du régime sioniste et de l’impérialisme euro-étatsunien au Moyen-Orient. Les États-Unis dictent la politique turque : lors de la récente rencontre entre Obama et Erdoğan, en septembre 2011 à New-York, Obama a fait clairement comprendre que la Turquie devrait intervenir en Syrie, que c’était son rôle et qu’elle ne pouvait pas échapper au conflit.
Pour terminer signalons que l’opposition kémaliste est opportuniste, elle cherche d’une part à satisfaire ses propres intérêts de classe dominante à l’intérieur du pays et d’autre part à prouver aux États-Unis et à leurs alliés européens et israéliens qu’ils sont les mieux placés pour servir leurs intérêts impérialistes dans une région convoitée : Kemal Kiliçdaroglu le chef de file de l’opposition turque (CHP), déclare « Nous voulons faire nôtre la civilisation moderne, faire nôtres la liberté et la démocratie en conformité avec les normes occidentales. » [http://www.20minutes.fr, le 27.05.11]Il y a donc une concurrence entre l’opposition kémaliste affiliée à l’armée et le gouvernement de l’AKP pour mettre la Turquie au service des intérêts impérialo-sionistes.
III. L’alliance historique avec le camp occidental
L’incohérence apparente de la diplomatie turque ne peut se comprendre que par la continuité même de sa politique d’allié organique des États-Unis, d’Israël et par sa volonté désespérée de rentrer dans l’Union Européenne. La candidature de la Turquie est très problématique pour l’UE à double titre. D’une part la Turquie est un pays fort de 75 millions d’habitants, en plein essor économique qui menace les intérêts des pays européens les plus développés. D’autre part l’islamité de la Turquie empêche son intégration au sein d’une Europe qui revendique de plus en plus fortement ses racines « judéo-chrétiennes » et affiche son islamophobie systémique.
Si on a pu croire à un changement de politique turque notamment après son refus du transit terrestre des troupes américaines sur son territoire en 2003 pour attaquer l’Irak, sa prise de position frontale vis-à-vis d’Israël à la suite de la guerre de Gaza en 2009 et l’envoi en 2010 d’une flottille pour briser le blocus, et après le rapprochement avec les mouvements de résistance palestinien ( le Hamas) et libanais (le Hizbaollah), et si donc on a imaginé un tournant dans la politique turque quant à ses relations avec l’État sioniste et les États-Unis, il en n’est évidemment rien: la Turquie reste un allié stratégique de l’OTAN et d’Israël.
C’est dans le contexte de la guerre froide que la Turquie fut admise à l’OTAN en 1952, pour participer à la guerre de Corée. Les États-Unis et les membres européens de l’OTAN avaient besoin de renforcer leur « flanc sud » contre la poussée soviétique : la Turquie joua ce rôle. Plus récemment, les États-Unis se sont érigés en avocats tenaces de la candidature turque à l’Union Européenne et ont fait pression pour qu’elle ouvre les négociations d’adhésion. L’enjeu est de taille : l’utilisation de la base militaire américaine d’Incirlik située sur le sol turc et de l’espace aérien turc est indispensable à la guerre en Irak et en Afghanistan. Demain ils seront cruciaux à la guerre probable en Syrie et en Iran.
Dès l’origine, l’alliance avec la Turquie est purement sécuritaire : elle a alors une fonction centrale dans le système de défense à l’époque de la guerre froide. Elle est la sentinelle de l’Occident à sa frontière orientale. Il n’en pouvait être autrement vu la position géostratégique de la Turquie : le pays est au carrefour de deux continents et de plusieurs zones d’influence historique – russe, iranienne, etc. Le Bosphore et les Dardanelles sont des verrous. Les principales routes énergétiques désenclavant les ressources de la mer Caspienne et du Moyen-Orient passent par le territoire turc et les sources du Tigre et de l’Euphrate se situent également en Turquie, ce qui en fait le château d’eau du Moyen-Orient.
Après la guerre froide, les États-Unis vont repenser leur stratégie au Moyen-Orient dont la pièce maîtresse est bien entendu l’entité sioniste. La Turquie verra alors son rôle changer. Elle deviendra, lorsque les militaires tenaient les rênes du pouvoir, le rempart contre l’Islam politique.
L’alliance turco-israélienne remonte à la création de l’État d’Israël: en 1949 la Turquie reconnait l’entité sioniste. Cette reconnaissance va conduire à un éloignement de la Turquie avec ses voisins arabes et aboutir à une intense collaboration bilatérale notamment pour contrer le Panarabisme de Nasser. Ainsi, en 1958, la Turquie, l’Iran et Israël signeront un accord secret pour endiguer le nationalisme égyptien.
Fin 1991 : la Turquie élève sa représentation en Israël au rang d’ambassade alors que les échanges commerciaux entre les deux pays n’ont cessé de croître. Avril 1996 : les deux partenaires reconnaissent avoir conclu un accord autorisant chacune des deux parties à utiliser l’espace aérien de l’autre. La relation entre la Turquie et l’entité indésirable est un véritable partenariat stratégique : avec des convergences de fond en particulier leur alignement proaméricain, et une volonté d’établir à tout prix un nouvel ordre dans la région qui garantisse les intérêts convergents des uns et des autres, de stabiliser celle-ci en imposant leur suprématie et de dissuader les pays voisins, notamment l’Iran, quant à leurs ambitions. Jusqu’à maintenant, cette collaboration continue malgré une ambiance plutôt morose à cause du soutien d’Israël aux kurdes d’Irak (les sionistes fournissaient les kurdes irakiens en équipements militaires afin de les encourager à la formation d’un Kurdistan indépendant qui deviendrait un véritable allié totalement dévoué) et des différents événements survenus depuis 2008 (Gaza, flottille…). Les transactions commerciales militaires s’élevant à 183 M$ concernant les drones israéliens de type Héron continuent toujours, et ce malgré le refroidissement diplomatique entre les deux partenaires, Ankara ayant expulsé les diplomates israéliens à l'exception de l'attaché militaire : si la coopération militaire est suspendue sur le plan des manœuvres, elle ne le sera pas sur le plan de l’armement.
Depuis 2002 avec l’arrivée de l’AKP à la tête de l’État, le rôle de la Turquie évoluera de nouveau : il s’agit maintenant de faire de la Turquie le porte-parole du monde arabo-musulman, le modèle qui a réussi à allier Islam et laïcité, à réconcilier Occident et Orient… Il est le modèle qui va être proposé aux peuples arabes en plein soulèvement contre leurs dictateurs. Mais pourquoi les pays arabes permettraient-ils à la Turquie de créer un néo-ottomanisme dans la région ?
IV. Au service de la nouvelle stratégie impérialiste
L’islam-démocrate-laïque-libéral de l’AKP est bien sûr très arrangeant : il est américanophile, europhile et israélophile. Le Mavi Marmara oublié, la Colère de Davos éteinte, Gaza c’est du passé, tout n’était que de la poudre aux yeux. Et surtout le pays d’Erdoğan sert de vitrine à l’Occident pour écouler sa doctrine capitaliste de plus en plus contestée, et à faire rentrer le monde arabo-musulman dans la mondialisation impérialiste. C’est pourquoi la croissance économique de la Turquie est tant vantée afin de mieux vendre ce modèle et l’exporter vers les pays arabes, le but étant de mettre en place des pouvoirs, semblables à l’AKP, favorables au camp occidentalo-sioniste.
En s’appuyant sur une élite anglophone, l’AKP, sous influence américaine, tente d’estomper et de diluer l’antiaméricanisme et l’antisionisme qui règnent dans la quasi-majorité des peuples turco-arabo-musulmans.
En somme le modèle turc de l’AKP est un produit marketing exportable promu par l’extérieur. La mise en scène de la tournée d’Erdoğan dans les pays arabes en septembre 2011 le montre. La Turquie devient l’agora de la démocratie et l’inspiratrice du printemps arabe pour certains : le PJD marocain, En-Nahda tunisien, les Frères Musulmans égyptiens….
Au travers de la Turquie, l’impérialisme occidentalo-sioniste en putréfaction a essayé, dans un dernier soubresaut, de se redonner une nouvelle vie : après l’échec du hard-power, la nouvelle stratégie américano-sioniste de domination consiste à instrumentaliser les « sulfureux » Frères Musulmans proches de l’AKP et leurs avatars, qui possèdent une forte influence populaire, afin de soumettre les peuples à la dictature des oligarchies financières impérialistes dont la seule obsession est l’augmentation des profits.
La Turquie s’est incarnée dans le cheval de Troie : elle a passé un accord avec les États-Unis pour mettre à la tête des pays arabes des « islamistes » portant les couleurs de l’américanisme, assurant ainsi la charge de protéger l’État sioniste en crise après ses échecs successifs face aux mouvements de résistance au Sud Liban et à Gaza. Mais cette stratégie doit également compenser la défaite des guerres menées dans la région, notamment en Irak et en Afghanistan, qui ont vidé les caisses de l’État américain (le coût de ces guerres s’élève à plus 1 286 milliards de dollars) et où les troupes américaines ont enregistré de lourdes pertes.
L’AKP est une pièce maîtresse de la stratégie US-sioniste qui travaille avec zèle à la déstabilisation de toute la région. La Syrie n’est que la première étape. Le Liban et l’Iran sont les prochaines cibles. L’objectif poursuivi est de porter un coup fatal à la cause palestinienne et de consolider l’impérialisme occidentalo-sioniste dans une région hautement stratégique : en effet le Moyen-Orient est le pivot géoéconomique du monde. L’État qui contrôlerait cette zone contrôlerait la planète dans son ensemble.
Dans ce cadre, la Turquie d’Erdoğan rêve donc d’en découdre avec la Syrie et d’installer un pouvoir qui ressemblerait à celui des pétromonarchies pusillanimes du Golfe, prêts à signer la paix avec l’État sioniste, afin de recevoir les quelques miettes d’influences politiques et économiques dans la région que les impérialistes voudront bien lui laisser.
Conclusion
Depuis la fin de la guerre froide avec l’effondrement du mur de Berlin et la disparition du bloc soviétique, la Turquie semblait pouvoir rompre avec son rôle de puissance régionale d’appui qui rendait des services intermittents aux États-Unis et prendre son indépendance vis-à-vis de sa puissance tutélaire.La Turquie a effectivement les moyens de prendre son envol et d’être une grande puissance centrale dans la région, capable de jouer un rôle déterminant au niveau international en mettant à profit ses multiples ressources au service des opprimés de la Terre et à combattre les impérialismes qui asservissent les peuples.Pourtant, au lieu de se tourner résolument vers le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud la Turquie a fait son choix : celui de l’OTAN, des États-Unis, de l’Union Européenne et d’Israël. Or les États-Unis et ses comparses ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Malgré les pillages des ressources planétaires, l’empire est agonisant. Les États-Unis ainsi que les pays européens connaissent une crise économique endémique avec des dettes publiques en croissance exponentielle qui atteignent des sommes astronomiques. La Turquie n’a pas choisi le bon cheval en misant sur des puissances en dépérissement, elle tombera avec elles.
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